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Mardi 18 Novembre

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La Chine en transition dans l’oeuvre de Duan Jianyu

Publié le : 29 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Dans ses toiles, Duan Jianyu crée un dialogue visuel entre ruralité et urbanité chinoises. Elle juxtapose habilement des éléments traditionnels avec des références contemporaines, construisant ainsi une critique subtile des transformations sociales et culturelles que traverse la Chine depuis plusieurs décennies.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, les toiles de Duan Jianyu font immédiatement penser à ces villages du sud de la Chine où la modernité et la tradition s’entrelacent comme deux serpents amoureux. Cette artiste née en 1970 à Zhengzhou dans la province du Henan ne se contente pas de peindre des scènes rurales avec la complaisance habituelle des artistes urbains. Non, elle fait quelque chose de bien plus subversif.

Imaginez un instant que vous vous promenez dans une galerie de Shanghai ou de Guangzhou. Vous apercevez au loin une toile aux couleurs vives. Vous vous approchez, intrigué. À première vue, vous distinguez ce qui ressemble à une scène pastorale chinoise traditionnelle. Puis, soudain, votre cerveau tique. Quelque chose cloche. Une hôtesse de l’air se tient au milieu d’un champ de riz. Une femme aux seins nus porte un sac rouge-blanc-bleu, cet accessoire emblématique des travailleurs migrants. Un Père Noël nommé “Red” est allongé sur la neige pendant que deux hôtesses l’aident à réparer son traîneau tombé du ciel.

Ce qui fait la caractéristique de Duan Jianyu, c’est précisément cette capacité à créer un univers visuel qui oscille constamment entre le réel et l’imaginaire, entre la critique sociale acerbe et l’humour absurde. Son oeuvre nous parle d’une Chine en pleine mutation, d’un pays où les paysans deviennent ouvriers dans les usines, où les traditions millénaires se dissolvent dans le bouillon capitaliste. Mais elle le fait sans jamais tomber dans le piège de la nostalgie facile ou du jugement moralisateur.

Prenons par exemple sa série “Sharp, Sharp, Smart” (2014-2016). Dans ces grandes toiles, Duan nous présente des femmes paysannes transportant d’énormes oies aux cous phalliques serpentins. Elle utilise un style faussement naïf qui évoque à la fois le réalisme révolutionnaire chinois et l’école française de Barbizon. C’est une parodie mordante de la vision masculine et colonialiste de l’art, mais c’est aussi un commentaire subtil sur la façon dont les idées modernistes européennes ont été reçues et interprétées en Chine après la Révolution culturelle [1].

Ce qui me plaît particulièrement chez Duan, c’est qu’elle tisse des récits complexes qui commencent dans la réalité quotidienne pour ensuite glisser imperceptiblement vers un monde mental, onirique. Dans son roman “New York, Paris, Zhumadian” (2008), elle raconte l’histoire de Jiao Huxiang, un étudiant rural qui emmène son père paralysé à l’université. Ce récit, inspiré d’un fait divers, est raconté avec une simplicité apparente qui rappelle les contes traditionnels chinois sur la piété filiale. Mais au fur et à mesure, le récit dérive vers l’absurde, avec l’apparition d’Auntie Zhang qui dispense des conseils de science populaire sur la façon d’utiliser les feuilles de thé usagées ou d’élever des poulets.

Cette technique narrative se retrouve dans sa peinture. Dans la série “Going Home” (2010), elle juxtapose des seins nus féminins avec des rizières, des ravins et des champs de colza. Ces images défamiliarisées créent une tension visuelle qui nous oblige à repenser notre rapport à la ruralité et à la féminité. Duan ne peint pas des nus pour exciter notre désir, mais pour nous faire réfléchir sur la condition des femmes dans une société en transition.

J’ai toujours pensé que les grands artistes sont ceux qui parviennent à créer leur propre vocabulaire visuel, leur propre syntaxe. Duan Jianyu appartient sans conteste à cette catégorie. Elle a développé un langage pictural qui emprunte à la fois à la peinture à l’encre traditionnelle chinoise, au réalisme socialiste et au modernisme occidental, mais qui transcende ces influences pour créer quelque chose de profondément original.

Dans sa série “River Snail Maiden” (2022), elle revisite une tradition folklorique chinoise en représentant une jeune fille nue, potelée et ordinaire. Cette interprétation est représentative de la façon dont les images dans les peintures de l’artiste sont des cadeaux et non des objets de désir. Les paysages à l’encre brûlée de Huang Binhong et les portraits de beauté féminine de Fu Baoshi, un héritage esthétique collectif, forment une fois de plus l’écologie de la toile de Duan Jianyu [2].

Mais ne vous méprenez pas, Duan n’est pas une artiste qui se contente de recycler les traditions. Elle est profondément ancrée dans la réalité contemporaine de la Chine. Dans son installation “Artistic Chicken” (2002), présentée à la Biennale de Venise en 2003, elle a disposé au sol 100 sculptures de poulets peintes à la main, d’un réalisme saisissant. Cette oeuvre, qui a été réinstallée au Pavillon M+ à Hong Kong en 2017 (avec moins de la moitié des poulets d’origine ayant survécu), témoigne de son intérêt pour les objets quotidiens et les traditions vernaculaires.

Ce qui distingue Duan de nombreux artistes contemporains chinois, c’est son refus de succomber à l’attrait du spectaculaire. Alors que certains de ses contemporains créent des oeuvres grandioses destinées à impressionner les collectionneurs occidentaux, elle reste fidèle à une esthétique plus modeste, plus intime. Ses peintures sur carton et ses installations multimédias témoignent d’un désir de rester connectée à la réalité matérielle de la vie quotidienne en Chine.

Dans sa série “Green Apple Paradise” (2020-2021), elle explore la sous-culture “smart” (沙马特), une version chinoise du punk rétro influencée par le visual rock japonais et le glam rock britannique. Ces jeunes rebelles, qui tirent probablement leur inspiration culturelle de Douyin (TikTok) et d’autres formes de médias sociaux, restent inconscients des structures latentes qui ont contribué à leur esthétique collective : jardins chinois, fenêtres à motifs et canards mandarins jouant dans l’étang.

Ce qui est frappant dans le travail de Duan, c’est sa capacité à établir un équilibre précaire entre désir et absence, entre potentialité narrative et langage poétique, entre performativité de l’image et agentivité de la peinture elle-même. Elle nous suspend entre fiction et réalité corporelle, de sorte que la peinture ne peut plus facilement devenir un outil de réalisation ou d’éveil du désir.

Voyez comment elle traite le thème du voyage dans son oeuvre. De “Schnabel’s Guangxi Sketching” à “Plateau Life Guide: Now in Coming Art Project”, et jusqu’à “His Name is Red” et “Cousins”, tous racontent des histoires qui se déroulent sur la route. “New York, Paris, Zhumadian” parle également de l’héroïsme dont deux personnes ordinaires ont besoin dans le monde de l’imagination pour accomplir leur propre tour du monde. Dans “Sister No. 15” (2008), elle dépeint une hôtesse de l’air en uniforme bleu voyageant à travers un vaste désert doré avec une bande d’animaux, tigres, zèbres, orangs-outans, chameaux et éléphants.

Ces voyages fictifs de Duan, où toute destination, tant qu’elle peut être repérée sur une carte ou dans l’imagination, est accessible, reflètent un état d’instabilité dans ce monde. L’artiste utilise l’expression “âme errante” pour décrire cette sensation : “Rentrer à la maison, rentrer à la maison ; le parfum du blé, une feuille de saule dans ma bouche, un coeur grand ouvert, chevauchant insouciante sur le tracteur. Rentrer à la maison, rien de tel ! Une âme errante, elle n’appartient ni à la ville, ni à la campagne” [3].

Si vous lisez entre les lignes de ses oeuvres, vous comprendrez que Duan Jianyu nous parle en réalité du déracinement, de cette condition moderne où l’on n’est jamais tout à fait chez soi, où l’on est toujours en transit entre différentes identités, différentes cultures. C’est une artiste qui a grandi pendant la Révolution culturelle, qui a été formée à l’Académie des beaux-arts de Guangzhou à l’époque des réformes économiques, et qui enseigne maintenant à l’Université normale du Sud de la Chine. Elle incarne dans sa propre biographie les transformations radicales qu’a connues la Chine au cours des dernières décennies.

Dans son essai “The Capacity of Imagery to Be Loving and Be Loved”, Ren Yu écrit que les peintures de Duan “expriment l’inclusivité due à la coexistence, qui facilite l’émergence potentiellement épiphanique des conditions fondamentales de la vie à un niveau primordial et élémentaire” [4]. Cette observation touche à quelque chose d’essentiel dans l’oeuvre de Duan : sa capacité à nous connecter à ce qu’il y a de plus fondamental dans l’expérience humaine.

Pour moi, ce qui rend l’oeuvre de Duan Jianyu si intéressante, c’est précisément cette capacité à créer des images qui sont à la fois spécifiquement chinoises et universellement humaines. Ses peintures nous parlent de la condition des paysans chinois, des tensions entre tradition et modernité dans la Chine contemporaine, mais elles nous parlent aussi de notre propre condition d’êtres déracinés, en quête de sens dans un monde en perpétuel changement.

Dans un entretien, Duan a déclaré : “Que ce soit la campagne simple et honnête du Nord ou le paysage délicat et magnifique du Sud, les deux paysages font face à des changements significatifs ; la vieille Chine, composée de nombreuses villes rurales, chacune riche de son propre folklore et de ses coutumes locales, s’estompe lentement”. C’est cette disparition progressive d’un monde qu’elle documente dans son oeuvre, non pas avec nostalgie ou sentimentalisme, mais avec lucidité et tendresse.

À une époque où tant d’artistes se contentent de produire des oeuvres esthétiquement plaisantes mais dénuées de substance, Duan Jianyu nous rappelle que l’art peut encore être un moyen de comprendre le monde, de naviguer dans ses complexités, de donner forme à nos expériences les plus intimes. Elle nous montre qu’il est possible de créer un art qui soit à la fois accessible et profond, local et universel, critique et aimant.

Ce qui fait la grandeur de Duan Jianyu, c’est qu’elle nous fait voir le monde avec des yeux nouveaux et nous fait percevoir la beauté dans l’ordinaire, la poésie dans le banal. En juxtaposant des éléments disparates, nus européens, paysages chinois, poulets, pastèques et hôtesses de l’air, elle crée un univers visuel où les frontières entre urbain et rural, tradition et modernité, Est et Ouest, deviennent poreuses, fluides, négociables.

Dans un monde de plus en plus polarisé, où les identités culturelles sont souvent réduites à des caricatures, l’oeuvre de Duan Jianyu nous rappelle la richesse et la complexité de l’expérience humaine. Elle nous invite à regarder au-delà des oppositions simplistes, à embrasser les contradictions, à célébrer l’ambiguïté. Et c’est peut-être là que réside sa plus grande contribution à l’art contemporain.


  1. Reuben Keehan, “DUAN, Jianyu, Sharp, sharp, smart no.4”, Queensland Art Gallery, Gallery of Modern Art.
  2. Ren Yu, “The Capacity of Imagery to Be Loving and Be Loved, Notes on Recent Work by Duan Jianyu”, Vitamin Creative Space, 2022.
  3. Sun Dongdong, “Duan Jianyu: Attaching Reality to Surface”, LEAP Magazine, 23 mars 2011.
  4. Ren Yu, “The Capacity of Imagery to Be Loving and Be Loved, Notes on Recent Work by Duan Jianyu”, Op. cit.
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Référence(s)

DUAN Jianyu (1972)
Prénom : Jianyu
Nom de famille : DUAN
Autre(s) nom(s) :

  • 段建宇 (Chinois simplifié)

Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 53 ans (2025)

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