English | Français

Mardi 18 Novembre

ArtCritic favicon

La mémoire cousue d’Ibrahim Mahama

Publié le : 15 Novembre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 10 minutes

Ibrahim Mahama construit une oeuvre puissante à partir de matériaux abandonnés, sacs de jute, wagons coloniaux, lits d’hôpitaux usés. Cet artiste ghanéen crée des installations monumentales qui interrogent l’héritage colonial et le capitalisme global, tout en édifiant des espaces communautaires dans le nord du Ghana.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : pendant que vous vous gargarisez des dernières extravagances du marché de l’art occidental, un homme à Tamale, dans le nord du Ghana, tisse une poétique de la ruine qui met à terre vos certitudes confortables. Ibrahim Mahama ne joue pas le jeu que vous attendez de lui. Il refuse les codes, détourne les attentes, et construit, littéralement, une oeuvre qui interroge les fondements mêmes de nos structures matérielles et narratives. Cet artiste né en 1987 ne se contente pas de créer des installations monumentales : il réécrit les règles de l’architecture et de la littérature dans un langage fait de sacs de jute usés, de wagons abandonnés et de lits d’hôpitaux délabrés.

Parlons d’architecture, puisque Mahama s’y attaque avec une audace qui ferait rougir bien des bâtisseurs contemporains. Là où d’autres se contentent de draper des tissus sur des façades pour faire joli, lui investit les structures avec une violence conceptuelle qui ébranle nos conceptions spatiales. Ses interventions architecturales ne sont pas de simples gestes esthétiques. Elles incarnent une critique matérielle du colonialisme et de ses infrastructures défaillantes. Quand il enveloppe le Barbican de Londres avec Purple Hibiscus, cette installation massive de deux mille mètres carrés de tissu, il ne décore pas un bâtiment : il l’étrangle symboliquement sous le poids de l’histoire postcoloniale [1]. Le geste est brutal, presque suffocant, comme les héritages coloniaux qu’il dénonce.

Mais l’architecture chez Mahama n’est jamais seulement métaphorique. Elle devient le terrain d’une expérimentation sociale concrète. Avec le Savannah Centre for Contemporary Art qu’il fonde en 2019, puis Red Clay Studio et Nkrumah Volini, il érige des espaces qui défient les conventions occidentales de l’institution culturelle. Ces bâtiments, construits avec des briques d’argile locale cuites au soleil, ne cherchent pas à imiter les musées climatisés d’Europe. Mahama affirme que l’art doit penser en relation avec les conditions locales, que la qualité n’est pas inférieure simplement parce qu’elle s’adapte aux contraintes énergétiques et climatiques du Ghana. Cette approche architecturale pragmatique mais radicale renverse la hiérarchie implicite entre Nord et Sud. Ses structures ne sont pas des substituts pauvres d’institutions occidentales : elles sont des modèles alternatifs qui questionnent la pertinence même des standards que nous tenons pour universels.

L’architecture chez Mahama devient aussi un acte de mémoire matérialisée. Quand il transforme des wagons de trains coloniaux en salles de classe et studios d’enregistrement, il pratique une forme de chirurgie temporelle. Ces infrastructures, jadis instruments de l’extraction coloniale britannique, se métamorphosent en espaces pédagogiques pour les communautés locales. Le cuir arraché des sols des wagons, marqué par la décomposition et le temps, révèle des blessures qui deviennent la matière même de l’oeuvre. Comme il le dit lui-même, ce cuir ressemble à une peau écorchée, portant toutes les cicatrices d’un système de santé en crise. Cette transformation architecturale ne sublime rien : elle expose, dissèque, révèle les traumas inscrits dans les matériaux eux-mêmes.

Mais c’est peut-être dans son approche de la littérature que Mahama déploie sa subtilité la plus redoutable. Non pas qu’il écrive, bien qu’il produise des essais et des réflexions théoriques, mais parce qu’il pense son oeuvre comme un texte tissé, une narration matérielle qui dialogue avec les grandes voix de la littérature africaine. Quand il intitule une exposition Purple Hibiscus d’après le roman de Chimamanda Ngozi Adichie [1], il ne fait pas simplement un clin d’oeil culturel. Il établit un parallèle structurel entre l’écriture d’Adichie et sa propre pratique. Le roman d’Adichie, publié en 2003, raconte l’histoire de Kambili, une adolescente vivant sous l’autorité tyrannique d’un père à la fois philanthrope public et violent domestique. L’hibiscus pourpre du jardin de la tante Ifeoma symbolise la liberté et la rébellion face à l’oppression familiale et religieuse.

Mahama comprend que cette fleur rare porte exactement la même charge symbolique que ses propres matériaux récupérés. Ses sacs de jute, estampillés “Product of Ghana”, ont voyagé depuis l’Asie du Sud-Est pour transporter le cacao ghanéen, la plus grande ressource d’exportation du pays au début du vingtième siècle. Ces sacs, comme l’hibiscus pourpre d’Adichie, incarnent une forme de résistance subtile, une beauté défiant les structures oppressives. Ils portent les traces du travail forcé, de la migration imposée, de l’exploitation systématique. En les assemblant avec des collaborateurs locaux pour créer des patchworks monumentaux, Mahama pratique une forme d’écriture collective, une narration cousue fil après fil.

Tout comme Adichie emploie l’igbo dans son anglais pour créer une langue hybride qui refuse l’hégémonie coloniale, Mahama mélange les matériaux coloniaux (les sacs importés, les rails britanniques) avec les techniques locales (le tissage manuel, la construction en argile). Cette stratégie narrative matérielle crée un vocabulaire formel qui parle plusieurs langues simultanément. L’oeuvre devient polyphonique, refusant la pureté stylistique que le monde de l’art occidental voudrait lui imposer. Il cite également Chinua Achebe en intitulant certaines oeuvres d’après les titres du romancier nigérian, créant ainsi un réseau intertextuel qui ancre son travail dans l’héritage littéraire africain [2].

Cette dimension littéraire ne se limite pas aux titres empruntés. Mahama pratique ce que l’on pourrait appeler une “lecture matérielle” de l’histoire. Ses oeuvres fonctionnent comme des récits non-linéaires où chaque objet porte une strate narrative. Les pupitres d’école récupérés, les boîtes de cireurs de chaussures, les filets de fumage de poisson : tous ces éléments constituent un vocabulaire narratif qui raconte des histoires de travail, de migration, de survie économique. Mahama déclare qu’il s’intéresse au moment où la relation entre le matériau et la société se brise, révélant ainsi les failles du système. Cette attention portée à la rupture narrative rappelle les techniques modernistes de fragmentation, mais appliquées au domaine sculptural et architectural.

La notion de “fantômes” traverse également son oeuvre comme un leitmotiv littéraire. Pendant la pandémie de COVID-19, il écrit que “les promesses du présent peuvent commencer avec les fantômes du futur et du passé” [3]. Ces fantômes sont l’incarnation des promesses non tenues, des futurs avortés, des infrastructures abandonnées. Ils hantent ses installations comme des personnages fantomatiques peuplent les romans gothiques. Mais contrairement au gothique européen, les fantômes de Mahama sont politiques, économiques, profondément ancrés dans les réalités postcoloniales. Ils ne terrorisent pas : ils témoignent.

Sa méthode de travail elle-même évoque les processus d’écriture collaborative et d’édition. Il rachète des matériaux aux marchands de ferraille, les démonte, les étudie, les réassemble. C’est un processus de réécriture matérielle, de correction, d’annotation. Mahama parle de “voyage temporel” pour décrire son approche : une manière de naviguer entre passé, présent et futur en réactivant des objets abandonnés. Cette conception temporelle fluide rappelle les structures narratives complexes de la littérature postmoderne, où le temps linéaire se dissout au profit de strates temporelles entremêlées.

Ce qui rend Mahama véritablement subversif, c’est son refus catégorique de l’esthétique de la consolation. Il ne vous offre pas de belles métaphores apaisantes sur la résilience africaine. Il ne sublime pas la pauvreté en exotisme pour collectionneurs blasés. Au contraire, ses oeuvres conservent la rugosité, la saleté, les traces d’usure. Les sacs de jute restent troués, tachés, puants parfois. Cette esthétique du déchet assumé refuse le vocabulaire de la beauté occidentale tout en créant des compositions visuellement écrasantes. C’est un paradoxe puissant : des oeuvres monumentales faites de débris, qui commandent le respect tout en rejetant la grandeur conventionnelle.

La dimension pédagogique de son travail mérite également qu’on s’y attarde. Mahama investit les revenus de ses ventes dans la construction d’espaces communautaires. Il transforme des silos à grain abandonnés, des avions désaffectés, des prisons en espaces d’apprentissage. Cette pratique architecturale et sociale constitue peut-être son oeuvre la plus radicale : créer les conditions matérielles pour que de futures générations d’artistes puissent émerger. Il affirme que lorsqu’on construit des communautés artistiques, “ces communautés sont remplies d’amour”. Une déclaration qui pourrait sembler naïve, mais qui prend tout son poids quand on observe l’impact concret de ses infrastructures dans le nord du Ghana.

Car voilà le coeur de l’affaire : Mahama refuse la séparation entre pratique artistique et responsabilité sociale. Il rejette l’idée que l’art contemporain africain doive simplement produire des objets pour les circuits internationaux. Ses espaces fonctionnent comme des contre-institutions, des laboratoires où l’intelligence locale prime sur les modèles importés. Il collabore avec des menuisiers, des cordonniers, des gardiens, des tatoueurs, des gens dont les compétences sont généralement invisibilisées dans le monde de l’art. Cette approche collaborative produit des oeuvres qui portent les marques de multiples mains, de multiples voix.

Les critiques occidentaux adorent parler de “décolonisation” comme s’il s’agissait d’une posture intellectuelle élégante. Mahama, lui, décolonise concrètement : en récupérant les infrastructures coloniales pour les réaffecter, en créant des économies alternatives autour de la récupération matérielle, en formant des jeunes dans le nord du Ghana plutôt qu’à Londres ou New York. Sa décolonisation n’est pas rhétorique : elle est matérielle, architecturale, économique. Marie-Ann Yemsi, curatrice au Palais de Tokyo à Paris, affirme justement qu’il “joue un rôle immense dans la décolonisation de l’imagination” [4].

Il serait tentant de terminer sur une note optimiste, de célébrer Mahama comme un héros de l’art contemporain, un modèle pour tous. Mais ce serait trahir l’esprit même de son oeuvre. Car ce que Mahama nous offre, ce n’est pas un récit de triomphe, mais une méditation profonde sur l’échec comme matériau fertile. Il dit lui-même être intéressé par l’échec comme matériau mais aussi comme potentiel, par l’idée que l’échec ouvre un portail pour relire le monde dans lequel nous vivons. Cette philosophie de l’échec productif renverse nos attentes héroïques. Elle suggère que c’est précisément dans la panne, dans la rupture, dans l’abandon que se trouvent les opportunités de réinvention.

Ses wagons rouillés, ses lits d’hôpitaux usés, ses sacs troués : tout cela témoigne de systèmes qui ont échoué. Le système ferroviaire colonial qui n’a jamais servi les populations locales. Le système de santé sous-financé. L’économie mondiale qui traite les matières premières africaines comme de simples commodités. Mahama ne cache pas ces échecs. Il les expose, les étudie, les transforme en outils de réflexion. Ses oeuvres deviennent des autopsies du capitalisme postcolonial, révélant les mécanismes de l’exploitation dans la texture même des matériaux.

Ce qui distingue Mahama des artistes qui se contentent de dénoncer, c’est qu’il construit simultanément des alternatives. Ses centres d’art ne sont pas des monuments à sa propre gloire, mais des infrastructures vivantes, en mutation constante. Ils accueillent des expositions qui durent six mois pour permettre aux villageois éloignés de faire le voyage. Ils archivent le travail d’artistes ghanéens des générations précédentes dont les oeuvres étaient en train de disparaître. Ils forment des enfants à la programmation, à la robotique, aux technologies numériques tout en maintenant un ancrage dans les pratiques matérielles.

Dans un monde de l’art contemporain obsédé par la nouveauté, Mahama pratique une temporalité différente. Ses oeuvres regardent en arrière pour imaginer en avant. Elles puisent dans les ruines du passé les matériaux du futur. Cette attitude face au temps n’est ni nostalgique ni futuriste : elle est archéologique et visionnaire simultanément. Il fouille les strates de l’histoire coloniale et postcoloniale pour en extraire des potentialités inexplorées.

Alors oui, Ibrahim Mahama mérite qu’on lui prête attention. Pas parce qu’il représente l’art africain contemporain (comme si une telle catégorie monolithique existait), mais parce qu’il propose une refonte radicale de ce que l’art peut faire dans le monde. Il nous rappelle que les matériaux portent des histoires, que les bâtiments sont des textes, que les gestes artistiques peuvent construire des communautés réelles. Son oeuvre est une démonstration éclatante que l’art n’a pas besoin de choisir entre rigueur intellectuelle et impact social, entre beauté formelle et engagement politique. Elle peut être tout cela en même temps, dans toute sa complexité rugueuse et magnifique. Et si cela vous dérange, tant mieux : c’était précisément l’intention.


  1. Chimamanda Ngozi Adichie, Purple Hibiscus, Algonquin Books, 2003.
  2. Chinua Achebe, écrivain nigérian (1930-2013), auteur notamment de Things Fall Apart (1958), considéré comme un texte fondateur de la littérature africaine postcoloniale moderne.
  3. Ibrahim Mahama, contribution à la série Messages of Hope de Designboom durant la pandémie de COVID-19.
  4. Marie-Ann Yemsi, curatrice de l’exposition Ubuntu, a Lucid Dream au Palais de Tokyo à Paris.
Was this helpful?
0/400

Référence(s)

Ibrahim MAHAMA (1987)
Prénom : Ibrahim
Nom de famille : MAHAMA
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Ghana

Âge : 38 ans (2025)

Suivez-moi