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Mardi 18 Novembre

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La parade silencieuse de Claire Tabouret

Publié le : 8 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Claire Tabouret crée des oeuvres où les visages émergent d’un chaos de couleurs et de textures. Ses portraits capturent l’essence fragile de l’identité humaine, entre présence et absence, comme si ses sujets étaient à la fois présents et fantomatiques, suspendus entre deux états.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, vous qui paradez dans les galeries comme des paons constipés, en prétendant voir du génie dans chaque tache de peinture accidentelle tombée sur une toile. Claire Tabouret n’est pas juste un nom à placer stratégiquement dans vos conversations pour impressionner votre belle-mère ou votre banquier. Non, pendant que vos artistes préférés créent des installations faites de déchets trouvés dans une benne à ordures qu’ils osent appeler “commentaire socio-politique sur la société de consommation”, Tabouret, elle, peint comme si sa vie en dépendait, avec une intensité qui vous ferait trembler les genoux si vous preniez vraiment le temps de regarder.

Cette Française exilée à Los Angeles possède ce don rare de capter l’essence d’un être, de figer l’éphémère tout en traduisant le mouvement perpétuel qui nous habite tous. Ses toiles sont habitées par une présence fantomatique, une aura spectrale qui vous happe dès le premier regard. Un peu comme lorsque Proust plonge dans les méandres de la mémoire involontaire, Tabouret explore les profondeurs de l’identité, mais sans jamais céder à la facilité du souvenir ornemental.

Que ce soit dans ses portraits d’enfants aux yeux écarquillés ou dans ses autoportraits multiples qui semblent se dédoubler comme des reflets dans un miroir brisé, Claire Tabouret pratique une archéologie du visage humain avec une précision chirurgicale. Elle dissèque les couches d’émotions qui nous constituent, comme si elle cherchait à résoudre l’équation impossible de notre existence. C’est là que la première référence s’impose à moi : l’existentialisme sartrien.

Souvenez-vous de cette formule iconique de Jean-Paul Sartre dans L’Existentialisme est un humanisme : “L’existence précède l’essence” [1]. Ce principe fondamental trouve un écho saisissant dans l’oeuvre de Tabouret. Ses personnages ne sont pas définis par une nature préétablie, mais semblent perpétuellement en train de se construire sous nos yeux. Prenez sa série des “Débutantes” (2015), ces jeunes femmes en robes de bal aux teintes bleutées qui nous fixent avec un mélange d’anxiété et de détermination. Ces figures incarnent parfaitement cette notion sartrienne selon laquelle l’homme “n’est d’abord rien” et doit se définir par ses actes et ses choix.

Les visages que Tabouret peint sont comme suspendus entre deux états, entre deux choix, entre présence et absence. Dans “Self-portrait double” (2020), l’artiste se représente avec deux visages accolés, comme pour matérialiser cette angoisse du choix, cette responsabilité écrasante qui fait le coeur de la philosophie existentialiste. “L’homme est condamné à être libre”, écrivait Sartre [2], et cette liberté vertigineuse se traduit dans les expressions ambiguës des sujets de Tabouret.

Cette inquiétante étrangeté qui émane de ses tableaux n’est pas sans rappeler ce que Sartre nommait la “nausée”, cette prise de conscience brutale de l’absurdité de l’existence. Les personnages de Claire Tabouret semblent tous avoir vécu cette expérience fondamentale, ce moment où le voile des illusions se déchire pour révéler la vérité nue de notre condition.

Mais ce serait une erreur de réduire l’oeuvre de Claire Tabouret à une simple illustration de principes philosophiques. Car sa peinture est avant tout une expérience sensorielle d’une intensité rare. Ses couleurs, ces sous-couches fluorescentes qui transparaissent sous des teintes plus sombres, créent un effet de profondeur quasi hypnotique. On dirait que ses sujets sont éclairés de l’intérieur par une lumière spectrale, comme s’ils étaient déjà à moitié dans un autre monde.

C’est là que ma seconde référence entre en jeu : le cinéma expressionniste allemand. Les films de F.W. Murnau ou de Fritz Lang ont cette même capacité à créer des univers où la lumière devient un personnage à part entière, sculptant les visages et révélant les âmes tourmentées.

Dans “Nosferatu” (1922), chef-d’oeuvre de Murnau, la lumière et l’ombre s’affrontent dans un ballet macabre qui transcende la simple narration [3]. De la même manière, les portraits de Claire Tabouret ne racontent pas simplement une histoire, ils nous plongent dans une expérience visuelle où les jeux d’ombre et de lumière révèlent des vérités cachées.

Regardez attentivement “Les Insoumis” (2013), cette composition où des enfants déguisés nous fixent avec une intensité dérangeante. N’est-ce pas là la même utilisation dramatique du clair-obscur que dans les films expressionnistes ? Cette façon de faire émerger les visages de l’obscurité, comme dans cette scène iconique de “M le maudit” (1931) où le visage de Peter Lorre apparaît soudain dans la pénombre [4].

L’expressionnisme allemand, né dans les tourments de l’après-guerre, cherchait à exprimer les angoisses d’une société traumatisée à travers une esthétique de la distorsion et de l’exagération. Les décors déformés, les angles de caméra improbables et les contrastes violents servaient à traduire visuellement un mal-être existentiel profond. N’est-ce pas exactement ce que fait Claire Tabouret lorsqu’elle déforme légèrement ses figures, lorsqu’elle accentue certains traits, lorsqu’elle applique des couches de couleurs qui semblent suinter à travers la peau de ses sujets ?

Dans “Le Cabinet du Dr. Caligari” (1920), Robert Wiene utilisait des décors peints aux perspectives impossibles pour créer un sentiment d’aliénation [5]. Claire Tabouret, elle, utilise des fonds monochromes ou des paysages évanescents qui semblent absorber ses personnages, créant cette même impression de détachement du réel. Ses séries de lutteurs enlacés évoquent irrésistiblement les corps contorsionnés du cinéma expressionniste, ces figures qui semblent prisonnières d’une chorégraphie cauchemardesque.

Ce qui me plaît le plus dans l’oeuvre de Tabouret, c’est cette capacité à créer une tension permanente entre l’individu et le groupe. Ses portraits collectifs sont peuplés de figures qui, bien qu’assemblées, semblent profondément seules. Chaque visage est un monde fermé, impénétrable, et pourtant tous sont liés par une sorte de communion silencieuse. C’est ce que Sartre appelait le “regard d’autrui”, cette expérience fondamentale où l’autre me révèle à moi-même tout en me réduisant à l’état d’objet [6].

Dans sa série “The Team” (2016), Tabouret nous présente une équipe de basketball féminine des années 1930. Chaque joueuse fixe l’objectif avec la même intensité troublante, et pourtant chacune semble isolée dans sa propre bulle existentielle. C’est précisément ce paradoxe que l’expressionnisme allemand explorait : la solitude au sein de la foule, l’aliénation au coeur même de la société moderne.

Ces femmes, ces enfants que peint Claire Tabouret ont quelque chose des personnages de “Metropolis” (1927) de Fritz Lang [7]. Ils sont à la fois présents et absents, individus et archétypes, êtres de chair et fantômes. Leur regard perce l’écran, ou la toile, pour nous interpeller directement, brisant la frontière entre l’oeuvre et le spectateur.

Ce qui distingue Tabouret de tant d’artistes contemporains, c’est son refus de l’ironie facile, du commentaire social superficiel. Sa peinture n’est pas conceptuelle au sens où elle illustrerait une idée préexistante. Elle est plutôt une exploration viscérale de la condition humaine, une plongée dans les abysses de la conscience.

Quand elle peint ces enfants maquillés de façon grotesque dans la série “Les Déguisements” (2015), elle ne se contente pas de commenter l’innocence perdue ou la précocité forcée. Elle nous confronte à l’angoisse fondamentale de l’être qui se cherche derrière les masques sociaux. Comme l’écrivait Sartre, “je suis ce que je ne suis pas et je ne suis pas ce que je suis” [8], formule qui pourrait parfaitement décrire ces figures ambiguës, à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’authenticité et le rôle social.

L’expressionnisme allemand était obsédé par la figure du double, du doppelgänger, cette présence inquiétante qui nous rappelle notre propre étrangeté à nous-mêmes. Pensez à “L’Étudiant de Prague” (1913), où le protagoniste vend son reflet au diable [9]. Claire Tabouret explore constamment ce thème, notamment dans ses autoportraits où elle se représente dédoublée, comme dans “Self-portrait (double)” (2020), ou fragmentée, comme dans ces portraits où son visage semble se dissoudre sous l’effet de touches picturales violentes.

Dans ses peintures sur fausse fourrure, série présentée à l’ICA Miami en 2023, Tabouret pousse encore plus loin cette exploration de la dualité. Le matériau lui-même devient une métaphore de notre nature divisée : synthétique mais évoquant l’organique, doux mais résistant, familier mais étrange. Ces oeuvres m’ont rappelé les mots de Fritz Lang sur le doppelgänger : “Il est notre ombre, notre part obscure, ce que nous refusons de voir en nous-mêmes” [10].

La palette chromatique de Claire Tabouret est particulièrement intéressante. Ces couleurs acides, ces verts phosphorescents, ces roses électriques qui sous-tendent des teintes plus sombres créent un effet de tension visuelle qui n’est pas sans rappeler l’utilisation révolutionnaire de la couleur dans les derniers films expressionnistes. En particulier, je pense à l’utilisation de filtres colorés dans certaines scènes de “Faust” (1926) de Murnau, où la couleur n’est pas simplement décorative mais expressive d’états psychologiques [11].

L’oeuvre de Tabouret transcende les frontières traditionnelles entre abstraction et figuration, tout comme l’expressionnisme allemand transcendait les conventions narratives de son époque. Ses figures émergent d’un chaos de couleurs et de textures, comme si elles luttaient pour s’extraire d’un magma primordial. Cette tension entre ordre et chaos, forme et informe, est au coeur même de l’expérience existentielle telle que la décrivait Sartre.

Ce que je vois dans les portraits de Claire Tabouret, c’est l’écho visuel de cette phrase de “L’Être et le Néant” : “L’homme est une passion inutile” [12]. Ses sujets semblent tous habités par cette conscience douloureuse de leur propre contingence, de leur propre fragilité. Et pourtant, ils persistent, ils nous regardent, ils affirment leur présence malgré tout.

Dans un monde artistique submergé par l’ironie postmoderne et le cynisme facile, Claire Tabouret ose encore croire à la puissance émotionnelle de la peinture. Elle n’a pas peur de l’authenticité, du pathos, de la sincérité. En cela, elle est paradoxalement plus radicale que bien des artistes qui se targuent de transgresser les normes mais ne font que recycler des poses rebelles devenues conventionnelles.

La commissaire de sa récente exposition “Au Bois d’Amour”, Kathryn Weir, parlait de la “formation de la subjectivité et la construction de l’identité” [13] dans l’oeuvre de Tabouret. Cette formulation savante ne rend pas justice à l’impact viscéral de sa peinture. Car ce que Tabouret explore, ce n’est pas un concept abstrait d’identité, mais l’expérience concrète, incarnée, de notre être-au-monde.

Sartre écrivait que “l’enfer, c’est les autres” [14], formule souvent mal comprise. Il ne voulait pas dire que les autres sont intrinsèquement infernaux, mais plutôt que c’est à travers le regard d’autrui que nous sommes figés, objectivés, réduits à une essence. Les portraits de groupe de Claire Tabouret illustrent parfaitement ce paradoxe : chaque individu y est à la fois sujet regardant et objet regardé, pris dans un réseau inextricable de regards qui le définissent et le limitent.

L’expressionnisme allemand était hanté par la figure de l’autorité, pensez au Dr. Caligari, à Mabuse, à tous ces personnages manipulateurs qui incarnent un pouvoir oppressif. De même, les portraits d’enfants de Tabouret semblent tous confrontés à une autorité invisible mais oppressante. Leurs regards défiant l’objectif sont des actes de résistance silencieuse contre cette autorité qui cherche à les définir, à les cataloguer.

Ce que j’aime aussi chez Claire Tabouret, c’est sa capacité à créer des oeuvres qui résonnent à la fois avec notre époque et avec les angoisses éternelles de la condition humaine. Ses sujets sont ancrés dans l’histoire, ces photos d’archives qu’elle utilise comme point de départ, mais ils nous parlent directement, comme si le temps n’existait pas.

N’est-ce pas là exactement ce que faisait l’expressionnisme allemand ? Ces films utilisaient des récits gothiques, folkloriques ou historiques pour parler des angoisses très contemporaines de l’Allemagne de Weimar. De même, quand Tabouret peint ces débutantes en robes du XIXe siècle, ces baigneuses intemporelles ou ces mineurs de la ruée vers l’or, elle nous parle en réalité de nous-mêmes, de nos propres incertitudes, de nos propres quêtes d’identité.

L’oeuvre de Claire Tabouret est une méditation visuelle sur ce que Sartre appelait la “mauvaise foi” [15], cette tendance que nous avons tous à nous mentir à nous-mêmes, à nous réfugier dans des identités préfabriquées pour éviter l’angoisse de la liberté. Ses sujets semblent tous pris dans cet instant crucial où le masque vacille, où la vérité du moi menace de faire irruption à travers les couches de conventions sociales.

Comme les figures tourmentées du cinéma expressionniste allemand, les personnages de Tabouret sont à la fois monstrueux et profondément humains, étranges et familiers. Ils nous rappellent que l’étrangeté n’est pas extérieure à nous, elle est au coeur même de notre expérience du monde.

Claire Tabouret n’a pas besoin d’artifices conceptuels ou de discours théoriques pour justifier sa peinture. Elle se tient dans cette longue tradition d’artistes pour qui la peinture n’est pas un commentaire sur le monde, mais une façon d’être dans le monde, de l’interroger, de le transfigurer. À notre époque où l’art contemporain se perd souvent dans des jeux autoréférentiels stériles, cette authenticité est aussi rafraîchissante que subversive.

Les vitraux qu’elle va créer pour Notre-Dame de Paris marqueront sans doute un tournant dans sa carrière. Passage de l’intime au monumental, du séculier au sacré, ce projet lui permettra d’inscrire son art dans la pierre même de l’histoire. Je ne doute pas qu’elle saura y infuser cette même intensité psychologique qui fait la force de sa peinture.

En attendant, plongez-vous dans ses toiles, laissez-vous happer par ces regards qui vous fixent à travers le temps et l’espace. Car comme l’écrivait Sartre, “l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous” [16]. L’oeuvre de Claire Tabouret est une invitation à cette liberté essentielle, à cette responsabilité vertigineuse d’être soi-même dans un monde qui cherche constamment à nous définir de l’extérieur.


  1. Sartre, Jean-Paul, L’Existentialisme est un humanisme, Editions Gallimard, 1946.
  2. Ibid.
  3. Eisner, Lotte H., L’Écran démoniaque : Les influences de Max Reinhardt et de l’expressionnisme, Editions Ramsay, 1985.
  4. Kracauer, Siegfried, De Caligari à Hitler : Une histoire psychologique du cinéma allemand, L’Âge d’homme, 1973.
  5. Ibid.
  6. Sartre, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Editions Gallimard, 1943.
  7. Elsaesser, Thomas, Metropolis, British Film Institute, 2000.
  8. Sartre, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Editions Gallimard, 1943.
  9. Eisner, Lotte H., L’Écran démoniaque : Les influences de Max Reinhardt et de l’expressionnisme, Editions Ramsay, 1985.
  10. Lang, Fritz, entretien avec Peter Bogdanovich, Who the Devil Made It, Alfred A. Knopf, 1997.
  11. Bouvier, Michel, L’Expressionnisme au cinéma, La Martinière, 2008.
  12. Sartre, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Editions Gallimard, 1943.
  13. Weir, Kathryn, catalogue de l’exposition “Claire Tabouret: I am spacious, singing flesh”, Palazzo Cavanis, Venise, 2022.
  14. Sartre, Jean-Paul, Huis clos, Editions Gallimard, 1947.
  15. Sartre, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Editions Gallimard, 1943.
  16. Sartre, Jean-Paul, Saint Genet, comédien et martyr, Editions Gallimard, 1952.
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Référence(s)

Claire TABOURET (1981)
Prénom : Claire
Nom de famille : TABOURET
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • France

Âge : 44 ans (2025)

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