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Mardi 18 Novembre

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La quête spirituelle de Francesco Clemente

Publié le : 22 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Francesco Clemente crée un univers visuel où les frontières s’effacent entre le corps et l’esprit. Ses peintures, dessins et fresques explorent l’identité fluide à travers des figures métamorphiques et des symboles tirés de traditions multiples, créant un langage pictural qui défie les interprétations définitives.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Francesco Clemente nous échappe sans cesse. Cet artiste italien, né à Naples en 1952, est une énigme ambulante qui défie toute tentative de classification facile. Et c’est tant mieux. Depuis plusieurs décennies, il navigue entre les continents, les traditions et les médiums avec une fluidité déconcertante, créant un art qui questionne les limites de notre conscience et les frontières de notre imagination.

Nomade intellectuel par excellence, Clemente a transcendé les étiquettes réductrices du mouvement “Transavanguardia” auquel on l’associe souvent. Son oeuvre dépasse les simples considérations esthétiques pour nous plonger dans un territoire beaucoup plus ambigu, celui de la métamorphose perpétuelle, de l’identité fluide et de l’érotisme comme voie de connaissance.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’intensité viscérale de ses autoportraits. Prenez son “Autoportrait avec un trou dans la tête” (1981), une oeuvre qui ne se contente pas de nous montrer un visage, mais qui expose une blessure métaphysique, une ouverture vers un au-delà de la conscience ordinaire. Clemente se dépeint avec une franchise désarmante, son corps devenant un champ de bataille où s’affrontent des forces contradictoires. Ses orifices, bouche, yeux, narines, ne sont pas de simples caractéristiques anatomiques, mais des passages entre les mondes, des zones de transition entre l’intérieur et l’extérieur.

Si l’on veut vraiment comprendre la singularité de Clemente, il faut le situer à la croisée de deux traditions intellectuelles essentielles : la psychanalyse jungienne et la philosophie tantrique. La première nous offre une clé pour décoder ses symboles personnels récurrents; la seconde illumine sa conception du corps comme microcosme.

Carl Jung, ce géant de la psychanalyse trop souvent relégué à l’ombre de Freud, nous a légué le concept essentiel d’inconscient collectif, peuplé d’archétypes universels qui transcendent les cultures et les époques [1]. Clemente puise abondamment dans ce réservoir symbolique commun à l’humanité. Ses figures hybrides mi-humaines mi-animales, ses métamorphoses corporelles, ses images d’union sexuelle ne sont pas de simples fantaisies surréalistes, mais des manifestations d’archétypes profondément ancrés dans notre psyché collective.

“L’inconscient collectif est la partie de la psyché qui retient et transmet l’héritage psychologique commun de l’humanité”, écrivait Jung dans “Les Archétypes et l’Inconscient collectif” [2]. C’est précisément cette dimension que Clemente explore lorsqu’il nous présente des scènes oniriques où les frontières entre l’humain, l’animal et le divin s’estompent. Dans sa série “The Fourteen Stations” (1981-82), exposée pour la première fois à la Whitechapel Gallery de Londres, Clemente réinterprète le chemin de croix chrétien à travers un prisme personnel où la souffrance et la transcendance se rejoignent dans une vision hallucinée du corps humain comme site de transformation spirituelle.

Mais Clemente n’est pas un simple illustrateur d’archétypes jungiens. Son approche est beaucoup plus incarnée, plus charnelle. C’est là qu’intervient la philosophie tantrique, avec sa vision du corps comme véhicule de connaissance et de libération. Après ses premiers voyages en Inde dans les années 1970, Clemente a été profondément influencé par les traditions spirituelles du sous-continent. À la bibliothèque de la Société Théosophique de Madras, qu’il fréquenta assidûment en 1976 et 1977, il étudia les textes tantriques qui considèrent le corps non comme un obstacle à la spiritualité, mais comme son instrument privilégié.

La vision tantrique perçoit le corps humain comme un microcosme reflétant l’univers entier. Comme l’explique l’indologue Alain Daniélou, “dans la conception tantrique, le corps humain est un résumé de l’univers. Tous les principes cosmiques y sont représentés” [3]. Cette correspondance entre macrocosme et microcosme imprègne l’oeuvre de Clemente, particulièrement dans ses autoportraits où son corps devient le théâtre d’une cosmogonie personnelle.

Prenez ses fameuses fresques, réalisées selon des techniques ancestrales. Dans “Priapea” (1980), exposée au Guggenheim, son corps est littéralement démembré par des putti joufflus dans une scène qui évoque à la fois l’extase mystique et l’agonie. Ce n’est pas un hasard si Clemente a choisi la fresque comme médium, technique qui, comme il le dit lui-même, est “la plus lumineuse de toutes” car le pigment n’est mélangé à aucun liant, seulement à l’eau, préservant ainsi la pureté absolue de la couleur. Cette recherche de pureté et de luminosité dans la matière picturale fait écho à la quête spirituelle qui anime son oeuvre.

Mais attention, je ne voudrais pas vous faire croire que Clemente est un mystique désincarné, flottant au-dessus des réalités terrestres. Non, ce qui fait la force de son art, c’est précisément la tension entre l’aspiration spirituelle et l’ancrage charnel, entre la transcendance et l’immanence. Son érotisme n’est jamais gratuit, il est chargé de significations métaphysiques. Comme l’écrit Georges Bataille dans “L’Érotisme”, “l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort” [4]. Cette définition s’applique parfaitement à l’oeuvre de Clemente où la sexualité est constamment entrelacée avec des questions d’identité, de dissolution et de renaissance.

La littérature a également nourri l’imaginaire de Clemente, notamment à travers sa collaboration avec le poète Allen Ginsberg de la Beat Generation. Leur rencontre à New York au début des années 1980 a donné naissance à plusieurs projets, dont l’illustration du poème “White Shroud”. L’univers de Ginsberg, avec sa fusion de spiritualité orientale et d’énergie viscérale américaine, trouve un écho naturel dans l’art de Clemente. Tous deux cherchent à transcender les oppositions faciles entre Est et Ouest, entre sacré et profane.

Ginsberg, dans son célèbre poème “Howl”, dénonçait une société américaine mécanisée qui broie les esprits les plus sensibles : “J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie, affamés, hystériques, nus…” [5]. Cette critique de la mécanisation et de la déshumanisation résonne profondément avec l’oeuvre de Clemente, qui cherche constamment à réenchanter le monde à travers un imaginaire luxuriant et une sensualité débridée.

Cette vision partagée d’un art qui refuse le matérialisme occidental sans tomber dans un orientalisme de pacotille est au coeur de l’entreprise artistique de Clemente. Son nomadisme n’est pas une pose, mais une nécessité intérieure, une façon de résister aux catégories réductrices et aux identités figées. Comme il l’a déclaré dans une interview : “Si l’histoire peut mener à une impasse, alors peut-être que la géographie peut être le territoire de mon travail.”

Regardez ses aquarelles de la série “No Mud, No Lotus” (2013-2014). Ces oeuvres, réalisées après des séjours au Brésil, mêlent des références à la religion afro-brésilienne Candomblé avec des motifs indiens et des réminiscences de la peinture de la Renaissance italienne. Clemente ne se contente pas de juxtaposer ces traditions ; il les fait dialoguer, créant un nouvel espace symbolique qui transcende leurs différences apparentes.

C’est ce qui distingue fondamentalement Clemente des néo-expressionnistes avec lesquels on l’a souvent regroupé. Contrairement à un Anselm Kiefer, hanté par l’histoire allemande, ou un Julian Schnabel, obnubilé par sa propre mythologie personnelle, Clemente cherche à s’échapper des déterminismes historiques et culturels. Son art n’est pas une réaction à l’art conceptuel des années 1970, comme le suggèrent certains critiques superficiels, mais une tentative de créer un langage visuel qui puiserait sa force dans les traditions picturales du monde entier sans se laisser emprisonner par aucune.

Cette liberté se manifeste également dans sa technique. Clemente maîtrise un large éventail de médiums : huile sur toile, pastel, aquarelle, fresque, dessin… Cette diversité technique n’est pas gratuite ; elle correspond à différents états de conscience, différentes modalités d’être au monde. L’aquarelle, avec sa transparence et sa fluidité, convient parfaitement aux visions éphémères et changeantes. La fresque, avec sa solidité minérale, incarne une temporalité plus longue, plus monumentale. L’huile, avec sa richesse sensorielle, permet d’explorer les profondeurs de la chair et du désir.

Ne vous méprenez pas : Clemente n’est pas un virtuose technique au sens traditionnel. Son dessin peut sembler maladroit, ses proportions anatomiques approximatives, ses compositions parfois déséquilibrées. Mais ces apparentes imperfections sont délibérées, elles font partie d’une stratégie visant à court-circuiter nos habitudes perceptives, à nous faire voir le monde avec un regard neuf, débarrassé des conventions académiques.

L’historien de l’art Donald Kuspit a parlé à propos de Clemente d’une “lubricité béatifique”. L’expression est jolie mais trompeuse. Car il n’y a rien de béat dans l’art de Clemente, au contraire, il est traversé par une inquiétude fondamentale, un questionnement permanent sur la nature de l’identité et de la conscience. L’érotisme qui imprègne son oeuvre n’est pas une célébration naïve de la sensualité, mais une exploration des zones liminales où le moi se dissout dans l’autre, où les frontières entre intérieur et extérieur s’estompent.

Cette dissolution du moi, Clemente l’exprime magistralement dans ses doubles autoportraits, où il se représente en conversation, en confrontation ou en communion avec lui-même. Ces oeuvres ne sont pas de simples jeux narcissiques ; elles mettent en scène la multiplicité fondamentale de notre être, ce que le philosophe Georges Gusdorf appelait “la découverte de soi-même comme un autre que soi” [5].

L’art de Clemente est profondément contemporain dans sa façon d’aborder les questions d’identité, de genre et de transculturel. Bien avant que ces thèmes ne deviennent des lieux communs du discours artistique, Clemente explorait déjà la fluidité des identités sexuelles et culturelles. Ses figures hermaphrodites, ses corps métamorphiques, son appropriation respectueuse des traditions non-occidentales témoignent d’une sensibilité qui dépasse les clivages réducteurs.

Mais ne vous y trompez pas : Clemente n’est pas un artiste “politiquement correct” au sens contemporain du terme. Son art ne se laisse pas réduire à des slogans ou à des postures idéologiques. Il est trop complexe, trop ambigu, trop insaisissable pour cela. Il nous confronte à nos contradictions, à nos désirs inavoués, à nos peurs ancestrales. Il ne nous offre pas de solutions faciles, mais nous invite à embrasser la complexité de notre condition humaine.

L’oeuvre de Francesco Clemente nous rappelle que l’art n’est pas un simple divertissement esthétique, mais une forme de connaissance, une connaissance qui passe par le corps, par les sens, par l’imagination. Une connaissance qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories rigides, mais qui fleurit dans les interstices, dans les zones de passage, dans les espaces liminaux où les opposés se rejoignent et se transforment mutuellement.

C’est peut-être là que réside le secret de la fascination durable qu’exerce l’art de Clemente : dans sa capacité à créer des images qui résistent à l’interprétation définitive, qui nous invitent constamment à renouveler notre regard et notre pensée. Des images qui, comme l’écrivait Italo Calvino à propos de la littérature, “nous permettent de continuer à vivre dans l’incertitude, ce qui signifie être conscients de toutes les possibilités ouvertes.”


  1. Jung, Carl Gustav. “Les Archétypes et l’Inconscient collectif”, Éditions Albin Michel, 1986.
  2. Jung, Carl Gustav. “Psychologie et Alchimie”, Éditions Buchet/Chastel, 1970.
  3. Daniélou, Alain. “Shiva et Dionysos”, Éditions Fayard, 1979.
  4. Bataille, Georges. “L’Érotisme”, Éditions de Minuit, 1957.
  5. Ginsberg, Allen. “Howl and Other Poems”, City Lights Books, 1956.
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Référence(s)

Francesco CLEMENTE (1952)
Prénom : Francesco
Nom de famille : CLEMENTE
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Italie

Âge : 73 ans (2025)

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