Écoutez-moi bien, bande de snobs : Alec Monopoly incarne exactement ce que le monde de l’art contemporain prétend détester, tout en étant incapable de détourner le regard. Cet artiste de rue new-yorkais, né Alec Andon en 1986, a construit son empire visuel autour d’un personnage de jeu de société moustachu coiffé d’un haut-de-forme, transformant Mr. Monopoly en une icône ubiquitaire du capitalisme mondialisé. Depuis 2008, année où la crise financière a secoué Wall Street, Monopoly peint inlassablement ce bonhomme aux poches pleines sur les murs de Los Angeles, Miami, Hong Kong et d’innombrables autres métropoles. Son travail, réalisé au pochoir, à la bombe aérosol et au collage de coupures de journaux financiers, oscille entre satire mordante et célébration ambiguë de l’opulence qu’il prétend critiquer.
L’artiste dissimule systématiquement son visage derrière un bandana rouge ou sa main, geste qui rappelle l’anonymat revendiqué d’un Banksy, mais qui chez lui semble davantage relever du marketing personnel. Cette posture d’artiste hors-la-loi a perdu de sa crédibilité depuis qu’il a cessé de travailler illégalement pour privilégier les commandes privées et les collaborations avec des marques de luxe. Monopoly travaille désormais sur des bâtiments abandonnés ou avec l’autorisation des propriétaires, évitant le vandalisme qui caractérise le street art authentique. Cette transformation progressive d’un artiste urbain en entrepreneur culturel soulève des questions essentielles sur l’authenticité artistique et la récupération commerciale de la subversion.
La Comédie Humaine version bombe aérosol
Le travail d’Alec Monopoly peut être lu comme une illustration contemporaine des mécanismes décrits par Honoré de Balzac dans La Comédie humaine. Tout comme l’écrivain français du XIXe siècle disséquait les ambitions, les corruptions et les stratifications sociales à travers une galerie de personnages obsédés par l’argent et le pouvoir, Monopoly déploie une iconographie pop où le capital règne en maître absolu. Le personnage de Mr. Monopoly, initialement inspiré par l’escroc Bernard Madoff lors de son arrestation en 2008, fonctionne exactement comme les figures de Grandet ou de Nucingen chez Balzac : il incarne l’accumulation compulsive, la cupidité érigée en système, le triomphe sans complexe de l’avoir sur l’être.
Dans l’univers de Balzac, chaque personnage est défini par sa relation à l’argent. Chez Monopoly, cette même logique structure l’ensemble de la production artistique. Ses tableaux mettent systématiquement en scène des symboles de richesse ostentatoire : sacs remplis de billets verts, lingots d’or, voitures de luxe, montres suisses hors de prix. Le Monopoly Man court avec un sac d’argent sous le bras, compte frénétiquement ses liasses, pose devant des Porsche ou des Rolls-Royce. Richie Rich, Picsou McDuck, Mr. Burns des Simpson complètent cette galerie de personnages dont l’existence entière se résume à posséder, thésauriser et exhiber.
Ce qui rend le parallèle avec Balzac pertinent, c’est que l’écrivain ne se contentait pas de dénoncer moralement le règne de l’argent : il en montrait les rouages, les stratégies, les hiérarchies complexes. Monopoly opère une transposition visuelle similaire en plaçant ses personnages dans des environnements urbains saturés de références à la consommation de masse. Les arrière-plans intègrent des logos de marques, des coupures de presse financière, des graphiques boursiers, reconstituant le décor omniprésent du capitalisme tardif. L’artiste crée une imagerie où la ville devient le théâtre d’une compétition permanente pour la visibilité et l’enrichissement, exactement comme le Paris de Balzac était le champ de bataille des ambitions sociales.
La dimension sociologique du travail s’approfondit lorsqu’on considère ses collaborations avec l’industrie du luxe. Il a peint le sac Birkin Hermès pour Khloe Kardashian, décoré la Rolls-Royce d’Adrien Brody, conçu des montres en édition limitée pour TAG Heuer et Jacob & Co [1], dont l’une se vend à 600.000 dollars. Ces partenariats pourraient sembler contradictoires avec une posture critique envers le capitalisme, mais ils révèlent une vérité plus complexe. Tout comme Balzac décrivait les salons aristocratiques depuis l’intérieur, Monopoly pratique une forme d’observation participante. Il ne critique pas le luxe depuis une position extérieure et moralement supérieure ; il s’y plonge, en devient un acteur, et documente de l’intérieur les mécanismes de distinction et de consommation ostentatoire.
Lorsque Monopoly peint en direct sur un yacht lors d’Art Basel Miami, sponsorisé par Samsung, ou quand son Mr. Monopoly apparaît sur les shorts de boxe de Jake Paul lors d’un combat contre Mike Tyson diffusé sur Netflix, il ne dénonce pas simplement le spectacle de la richesse : il y participe pleinement tout en le rendant visible comme spectacle. Le Monopoly Man devient ainsi l’équivalent visuel des personnages de La Maison Nucingen ou du César Birotteau, figures emblématiques d’un monde où la valeur d’un individu se mesure d’abord et avant tout à son portefeuille.
L’artiste lui-même a explicitement reconnu cette transformation, déclarant vivre désormais “une vie de performance artistique” en incarnant le personnage dont il a fait sa signature visuelle. Cette déclaration révèle une lucidité inhabituelle sur le processus de marchandisation qui affecte toute pratique artistique contemporaine. Monopoly ne prétend pas être un révolutionnaire luttant contre le système depuis les marges : il admet être devenu une entreprise culturelle. Ce faisant, il expose avec une honnêteté presque brutale ce que la plupart des artistes contemporains dissimulent : l’art est devenu une industrie gouvernée par les mêmes lois du marché que n’importe quelle marque de luxe.
Dans Illusions perdues, Balzac décrivait comment le jeune poète Lucien de Rubempré découvrait que la littérature parisienne n’était qu’un commerce déguisé. Monopoly actualise cette désillusion : le street art est devenu un segment lucratif du marché de l’art contemporain. Le critique John Wellington Ennis a parfaitement résumé ce paradoxe dans le Huffington Post : “À une époque de plans de sauvetage se chiffrant en milliards pour des banques qui possèdent déjà le pays et où les magnats dénoncent la régulation comme anti-américaine, la re-contextualisation de ce symbole enfantin du succès et de la richesse n’avait presque pas besoin d’explication” [2]. Monopoly ne crée pas des oeuvres qui dénoncent frontalement l’injustice économique, il recycle des symboles familiers pour créer un miroir légèrement déformant de la société de consommation.
Ce qui distingue Monopoly dans le paysage du street art contemporain, c’est précisément cette absence de prétention moraliste. Contrairement à un Banksy qui maintient une posture de critique sociale distanciée, Monopoly embrasse ouvertement les contradictions de sa position. Il vend des oeuvres très chères à des collectionneurs très riches tout en peignant un personnage symbolisant la rapacité capitaliste. Cette apparente hypocrisie est en réalité la clé de lecture de son travail : en refusant de se poser en juge moral, en acceptant d’être lui-même un rouage du système qu’il représente, il produit une forme de vérité sociologique plus honnête que bien des dénonciations vertueuses.
Le Pop Art comme miroir déformant
La seconde dimension essentielle pour comprendre le travail d’Alec Monopoly réside dans son inscription consciente dans l’héritage du Pop Art américain, particulièrement celui d’Andy Warhol, de Keith Haring et de Jean-Michel Basquiat. L’artiste cite explicitement ces trois figures comme ses principales influences [3], et cette filiation structure profondément son approche esthétique. Le Pop Art des années 1960 avait entrepris de brouiller les frontières entre haute culture et culture de masse, entre critique du consumérisme et célébration de son esthétique. Warhol multipliait les portraits de stars hollywoodiennes et les boîtes de soupe Campbell’s avec la même indifférence apparente, créant une équivalence troublante entre tous les objets de la société de consommation.
Monopoly perpétue et actualise cette ambiguïté pour l’ère des réseaux sociaux et du capitalisme financiarisé. Ses tableaux adoptent l’esthétique criarde du Pop Art : couleurs primaires saturées, contours nets, figures iconiques extraites de leur contexte original, compositions frontales. Mais là où Warhol travaillait par sérigraphie, Monopoly combine le pochoir issu du graffiti avec la peinture aérosol et le collage de fragments de journaux financiers. Cette hybridation technique inscrit matériellement dans l’oeuvre la rencontre entre la rue et la galerie, entre l’intervention urbaine éphémère et l’objet d’art destiné à être vendu.
L’appropriation de personnages préexistants de la culture populaire constitue une autre caractéristique du Pop Art que Monopoly pousse à son paroxysme. Warhol s’appropriait l’image de Marilyn Monroe, Haring créait ses propres personnages stylisés, Basquiat détournait des logos commerciaux. Monopoly construit son identité artistique entière autour d’un personnage de jeu de société créé par Parker Brothers et aujourd’hui propriété de Hasbro. Mr. Monopoly est une marque déposée, un actif commercial, une propriété intellectuelle. En faisant de ce personnage l’emblème de son travail, l’artiste accomplit un geste typique d’artiste pop : il vole un symbole du capitalisme pour le retourner contre lui-même, mais ce retournement demeure toujours ambigu, toujours réversible.
La différence substantielle entre Monopoly et les maîtres du Pop Art historique réside dans le contexte culturel de production. Warhol travaillait au moment où la société de consommation américaine atteignait son apogée triomphante. Monopoly, en revanche, émerge artistiquement au moment précis de l’effondrement financier de 2008, lorsque la crise des subprimes révèle l’instabilité structurelle du capitalisme financier. Son Monopoly Man apparaît exactement quand Bernard Madoff est arrêté pour la plus grande escroquerie financière de l’histoire. Ce contexte donne à son imagerie une charge critique potentiellement plus acérée que celle du Pop Art classique.
Pourtant, cette charge critique se trouve immédiatement neutralisée par le marché. Les oeuvres de Monopoly se vendent entre 10.000 et 50.000 dollars aux enchères, avec des collectionneurs incluant Miley Cyrus, Snoop Dogg et Adrien Brody. Son art orne les penthouses de Miami et les suites d’hôtel de luxe. Ses interventions urbaines ne sont plus des actes de vandalisme subversif mais des événements sponsorisés par des marques cherchant à capter l’énergie du street art. Ce qui était supposé être une critique du capitalisme financier est devenu un accessoire de la culture de la célébrité.
Cette trajectoire soulève une question fondamentale sur la possibilité même d’une critique artistique du capitalisme à l’intérieur du système capitaliste. Le Pop Art avait déjà démontré que toute critique visuelle finit par être absorbée et neutralisée par les mécanismes mêmes qu’elle prétendait dénoncer. Monopoly actualise cette logique pour une époque où la distinction entre art, publicité et contenu pour réseaux sociaux est devenue floue. Ses oeuvres se photographient remarquablement bien, génèrent des milliers de likes sur Instagram, fonctionnent parfaitement comme signaux de statut social. Elles sont exactement ce que demande le marché contemporain : visuellement percutantes, culturellement référencées, suffisamment transgressives pour paraître audacieuses mais jamais assez pour incommoder quiconque.
Le critique culturel du site Vandalog a violemment attaqué Monopoly en ces termes : “Si Donald Trump collectionnait de l’art, Monopoly serait l’artiste qu’il collectionnerait. Ce sont des démonstrations sans complexe de richesse, sans autre but que la démonstration de richesse. Ce sont les types qui se présentent à votre réunion d’anciens élèves portant une Rolex à chaque poignet, juste parce qu’ils veulent dire à tout le monde qu’ils portent une Rolex à chaque poignet” [4]. Cette critique féroce met le doigt sur quelque chose d’essentiel : l’art de Monopoly ne fonctionne pas comme une dénonciation du capitalisme mais comme une célébration de celui-ci, déguisée en ironie critique juste assez pour permettre à ses acheteurs de se sentir culturellement sophistiqués tout en exhibant leur richesse.
Là encore, cependant, il faut reconnaître une certaine honnêteté dans cette démarche. Monopoly ne prétend pas être un révolutionnaire. Il ne cache pas ses collaborations commerciales, ne dissimule pas ses liens avec l’industrie du luxe, ne feint pas d’opérer en marge du système. En ce sens, son travail constitue un miroir plus fidèle de notre époque que bien des postures pseudo-subversives : il montre qu’à l’ère du capitalisme tardif, il n’existe plus d’extériorité possible, plus de position critique vraiment autonome. Tout finit par être récupéré, marchandisé, transformé en contenu.
Au-delà du jugement moral
Il serait tentant de conclure que le travail d’Alec Monopoly représente exactement ce que le monde de l’art contemporain a de plus superficiel et de plus compromis avec les puissances de l’argent. Cette lecture n’est pas fausse, mais elle demeure incomplète. Car précisément parce que Monopoly ne cherche pas à dissimuler les contradictions de sa pratique, son travail acquiert une valeur documentaire et sociologique qui dépasse ses qualités plastiques intrinsèques. Ses oeuvres fonctionnent comme des archives visuelles d’une époque où la distinction entre critique et célébration du capitalisme s’est effacée, où le street art est devenu un segment du marché de l’art, où les artistes sont devenus des marques dans un système d’échanges symbiotiques parfaitement fluide.
Les critiques les plus virulentes proviennent du milieu traditionnel de l’art contemporain. Le site Artnet a résumé cette position en titrant : “Le milieu de l’art établi considère Alec Monopoly comme une plaisanterie, mais il rit jusqu’à la banque”. Monopoly n’est pas reconnu par les institutions muséales, n’est pas collectionné par les grands musées, ne bénéficie pas de l’approbation critique des gardiens du monde de l’art. Mais il s’en moque, parce qu’il a construit un modèle économique qui ne dépend pas de cette reconnaissance. Ses acheteurs ne sont pas les conservateurs de musée : ce sont des célébrités, des entrepreneurs, des traders de Wall Street, exactement les personnes que son Monopoly Man est censé satiriser.
Cette disjonction entre succès commercial et reconnaissance institutionnelle révèle quelque chose d’important sur la structure actuelle du monde de l’art. Il existe désormais plusieurs circuits parallèles qui fonctionnent selon des logiques différentes. Le circuit traditionnel passe par les grandes galeries, les foires internationales, les collections muséales et la consécration critique. Le circuit dans lequel opère Monopoly passe par les réseaux sociaux, les collaborations avec des marques, la visibilité médiatique et l’achat direct par des collectionneurs fortunés qui ne se soucient guère de l’opinion des critiques.
L’héritage de Monopoly dans l’histoire de l’art reste à écrire, mais il sera probablement celui d’un symptôme plutôt que d’un précurseur. Il incarne un moment spécifique où l’art urbain s’est complètement marchandisé, où la transgression est devenue une posture commercialisable, où la critique du capitalisme s’est transformée en stratégie de branding. Son Mr. Monopoly restera comme l’emblème parfait d’une époque d’inégalités économiques croissantes et d’indifférence cynique. Ce bonhomme moustachu qui court avec son sac d’argent, reproduit sur des milliers de murs, de toiles et d’objets de luxe, constitue le portrait-robot de notre temps : souriant, rapace, omniprésent et parfaitement inconscient de sa propre absurdité.
Balzac écrivait dans l’avant-propos de La Comédie humaine que son projet était de faire concurrence à l’état civil en dressant un inventaire complet de la société de son temps. Monopoly, à sa façon nettement plus modeste et infiniment moins subtile, dresse aussi un inventaire : celui d’un monde où tout, absolument tout, y compris la critique de la marchandisation, est devenu marchandise. Ce n’est pas un grand art, certainement pas un art qui traversera les siècles comme celui des maîtres du Pop Art qu’il prend pour modèles. Mais c’est un art qui dit quelque chose de vrai sur notre époque, même si cette vérité n’est ni flatteuse ni réconfortante. Le Monopoly Man nous regarde avec son sourire figé et son haut-de-forme ridicule, et dans ce regard vide, nous reconnaissons notre propre complaisance face à un système économique que nous savons injuste mais dont nous profitons trop pour vraiment vouloir le changer. Voilà peut-être, finalement, la contribution réelle d’Alec Monopoly à l’art contemporain : avoir créé le miroir parfaitement superficiel d’une société parfaitement superficielle.
- Lux Magazine, “Hero and Anti-hero: Street artist Alec Monopoly”, lux-mag.com, consulté en octobre 2025
- Article Wikipedia, “Alec Monopoly”, consulté en octobre 2025
- Rosy BVM, “Art Review: Alec Monopoly”, 2018, rosybvm.com, consulté en octobre 2025
- Vandalog, “Why is someone emailing me about Alec Monopoly, Mr. Brainwash, and Kim Kardashian?”, blog.vandalog.com, consulté en octobre 2025
















