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L’art anatomique radical de Kiki Smith

Publié le : 13 Juin 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 16 minutes

Kiki Smith révolutionne la représentation du corps féminin à travers sculptures, gravures et tapisseries. Son approche multidisciplinaire interroge la mortalité, la sexualité et notre rapport à la nature. Cette artiste conceptuelle transforme l’abjection anatomique en poésie visuelle, révélant les contradictions de notre époque technologique.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, quand Kiki Smith déverse ses viscères sculpturales sur les murs aseptisés de nos galeries, elle ne nous offre pas seulement un spectacle dérangeant. Cette artiste américaine née en 1954 à Nuremberg, formée dans l’urgence du downtown new-yorkais des années 1980, nous confronte à une vérité anatomique que notre époque hyper-connectée s’acharne à occulter. Son oeuvre, tissée entre figuration brutale et mysticisme textile, entre corps défaillants et créatures mythologiques, révèle l’impuissance fondamentale de nos corps dans un monde qui prétend les contrôler.

L’art de Smith s’épanouit dans cette zone trouble où la chair rencontre le symbole, où la viscéralité dialogue avec l’archétype. Ses sculptures de cire d’abeille aux couleurs cadavériques, ses gravures où s’épanchent les fluides corporels, ses tapisseries jacquard peuplées d’hybrides mi-femmes mi-bêtes, constituent un corpus obsessionnel qui interroge notre rapport au corps et à la mortalité. Loin des gesticulations spectaculaires de ses contemporains des années 1980, Smith développe une esthétique de l’abjection qui puise autant dans l’imagerie catholique de son enfance que dans l’urgence politique de l’épidémie de sida.

Cette femme qui fut formée comme technicienne d’urgence médicale avant de sculpter les organes humains en bronze, qui vit encore aujourd’hui dans le Lower East Side de Manhattan, cultive une approche artisanale du trauma. Ses installations transforment l’espace d’exposition en cabinet de curiosités anatomiques, en morgue poétique où chaque pièce interroge la fragilité de notre enveloppe charnelle. Quand elle déclare que “l’histoire du monde entier réside dans votre corps” [1], Smith ne verse pas dans la métaphore gratuite mais énonce une vérité clinique que son art s’emploie à démontrer.

L’héritage surréaliste : quand l’inconscient prend chair

Pour saisir la radicalité de son approche, il faut comprendre comment son travail s’inscrit dans la lignée du surréalisme tout en le subvertissant. André Breton et ses complices avaient ouvert les vannes de l’inconscient, exploré les territoires oniriques, décortiqué les mécanismes de l’automatisme psychique. Mais là où les surréalistes masculins fantasmaient sur le corps féminin comme objet de désir ou d’angoisse, Smith retourne l’équation : elle fait du corps féminin le sujet de sa propre exploration.

Ses premières oeuvres des années 1980, ces moulages d’organes internes exposés comme des reliques, évoquent immédiatement l’esthétique surréaliste de Max Ernst ou d’Hans Bellmer. Mais Smith ne s’attarde pas sur la beauté convulsive chère à Breton. Elle préfère l’exactitude anatomique, la précision clinique, la vérité physiologique. Ses “Untitled” en verre soufflé contenant des fluides corporels imaginaires rappellent les objets impossibles de Man Ray, mais dépouillés de leur dimension ludique pour ne conserver que leur charge inquiétante.

L’artiste pousse plus loin l’investigation surréaliste en matérialisant littéralement les pulsions de l’inconscient. Quand elle sculpte “Tale” en 1992, cette figure féminine à quatre pattes traînant derrière elle un chapelet d’excréments en perles noires, Smith actualise les fantasmes scatologiques que Dalí ou Bataille n’osaient qu’évoquer par métaphores. Cette oeuvre, qui a fait scandale lors de sa première présentation, cristallise toute l’ambiguïté de sa position : révéler sans complaisance les aspects les plus répugnants de notre condition biologique.

Le surréalisme smithien (si on peut dire) se distingue par son refus de l’idéalisation. Là où Magritte transformait le corps en énigme poétique, Smith le restitue dans sa réalité prosaïque. Ses femmes en cire ne sont ni des Vénus antiques ni des fantasmes érotiques, mais des anatomies précises, détaillées, vulnérables. Cette approche documentaire du merveilleux rapproche paradoxalement Smith des photographes surréalistes comme Brassaï ou Boiffard, qui traquaient l’étrangeté dans le quotidien urbain.

L’influence surréaliste transparaît également dans son usage du fragment corporel. Comme chez Bellmer, le corps se démembre, se recompose selon une logique onirique. Mais Smith évite l’érotisation fétichiste pour privilégier une approche quasi-scientifique. Ses coeurs, ses poumons, ses estomacs en bronze ou en verre semblent tout droit sortis d’un amphithéâtre anatomique plutôt que d’un cabinet de curiosités libertines.

Cette filiation surréaliste culmine dans les oeuvres récentes de Smith, notamment ses tapisseries où se mêlent figures humaines, animaux et éléments cosmiques. Ces compositions évoquent les paysages mentaux d’Yves Tanguy ou les métamorphoses ovidiennes de Max Ernst, tout en conservant cette précision documentaire qui caractérise l’artiste. Smith réussit cette synthèse remarquable : faire du surréalisme un outil d’investigation scientifique plutôt qu’un prétexte à l’évasion poétique.

Le génie de Smith réside dans cette capacité à retourner l’héritage surréaliste contre lui-même. Elle emprunte au mouvement ses techniques de représentation de l’inconscient, mais les met au service d’une exploration féministe du corps féminin. Là où les surréalistes masculins projetaient leurs fantasmes sur le corps de la femme-objet, Smith fait du corps féminin le territoire d’une reconquête subjective. Son surréalisme anatomique devient ainsi un instrument de libération plutôt que d’aliénation.

Architecture corporelle : l’espace comme métaphore physiologique

L’oeuvre de Kiki Smith entretient avec l’architecture un rapport complexe qui dépasse la simple question de l’installation dans l’espace. Formée dans l’ombre de Tony Smith, figure majeure de la sculpture minimaliste et architecte de formation, elle hérite d’une sensibilité particulière aux questions d’échelle, de proportion et d’occupation spatiale. Mais là où son père concevait des volumes géométriques autonomes, elle développe une approche organique qui fait du corps humain la mesure de toute architecture.

Cette dimension architecturale s’exprime d’abord dans la manière dont Smith conçoit l’espace d’exposition comme un organisme vivant. Ses installations transforment la galerie en corps anatomique géant, chaque oeuvre fonctionnant comme un organe spécialisé. L’exposition devient alors métaphore physiologique : le spectateur circule dans les artères d’un système circulatoire artistique, découvre les cavités où se nichent les sculptures-organes, ressent la pulsation d’un ensemble corporel cohérent.

Cette analogie entre espace architectural et anatomie humaine trouve son expression la plus littérale dans les commissions publiques de Smith. Son installation pour la synagogue d’Eldridge Street en 2010 transforme l’édifice religieux en corps mystique. Les vitraux qu’elle conçoit avec l’architecte Deborah Gans fonctionnent comme des membranes perméables entre l’intérieur et l’extérieur, entre le sacré et le profane. L’architecture traditionnelle se mue en enveloppe corporelle, protectrice et vulnérable à la fois.

Smith pousse cette logique jusqu’à concevoir certaines de ses sculptures comme des micro-architectures habitables. Ses figures féminines grandeur nature ne sont pas seulement des représentations du corps, mais des espaces potentiels d’occupation. Le spectateur peut s’identifier à ces anatomies, les habiter mentalement, éprouver par empathie leur fragilité ou leur résistance. Cette dimension projective rapproche l’art smithien de l’architecture phénoménologique, qui privilégie l’expérience sensible de l’espace sur sa simple contemplation esthétique.

L’influence paternelle se révèle également dans l’attention que porte Smith aux questions de matérialité architecturale. Comme Tony Smith, elle privilégie des matériaux industriels détournés de leur fonction première : bronze, acier, verre, béton. Mais elle les charge d’une dimension organique que son père évitait soigneusement. Le bronze smithien évoque la chair plutôt que le métal, le verre suggère la membrane plutôt que la transparence minérale.

Cette transformation de l’héritage minimaliste paternel en esthétique corporelle révèle toute l’originalité de la position smithienne. Elle conserve la rigueur formelle du minimalisme, son attention aux propriétés physiques des matériaux, son refus de l’anecdote narrative. Mais elle réintroduit la dimension humaine que le minimalisme avait évacuée. Ses sculptures fonctionnent simultanément comme objets autonomes et comme projections corporelles.

L’architecture smithienne culmine dans ses récentes tapisseries, où l’espace bidimensionnel se déploie comme un territoire habitable. Ces oeuvres monumentales transforment le mur en paysage, créent des environnements immersifs où le spectateur peut se perdre visuellement. Smith réussit cette performance paradoxale : créer de l’architecture avec des moyens textiles, construire de l’espace avec de la surface.

Cette double approche, qui conçoit le corps comme architecture et l’architecture comme extension corporelle, révèle une conception originale de la sculpture contemporaine. Smith ne se contente pas d’occuper l’espace, elle le transforme en extension de la corporéité humaine. Ses installations fonctionnent comme des prothèses architecturales, des amplifications spatiales de notre présence charnelle au monde.

L’architecture smithienne propose ainsi une alternative à la fois au minimalisme désincarné et à l’expressionnisme gestuel. Elle invente une voie médiane où l’espace construit et le corps vécu se nourrissent mutuellement. Cette synthèse entre rigueur architecturale et sensibilité anatomique constitue l’un des apports les plus originaux de Smith à l’art contemporain.

Le laboratoire de l’abjection

Au coeur du projet artistique smithien réside cette fascination pour ce que Julia Kristeva nomme l’abjection : cette zone trouble où s’effondrent les distinctions entre le propre et le sale, l’intérieur et l’extérieur, le vivant et le mort. Smith transforme cette catégorie psychanalytique en programme esthétique, développe une poétique de l’immonde qui révèle les failles de notre rapport civilisé au corps.

Ses premières sculptures des années 1980-1990 explorent systématiquement cette thématique. Les jarres remplies de fluides corporels imaginaires, les organes isolés flottant dans des bocaux, les figures humaines suintant leurs humeurs constituent un inventaire méthodique de tout ce que notre culture refoule. Smith ne verse pas dans la complaisance scatologique mais procède avec la rigueur d’un anatomiste. Chaque oeuvre documente un aspect particulier de notre animalité refoulée.

Cette esthétique de l’abjection trouve sa justification dans le contexte historique de l’épidémie de sida. Smith, qui a perdu sa soeur Beatrice et de nombreux amis artistes, fait de l’art un outil de résistance contre l’invisibilisation des corps malades. Ses sculptures rendent visible ce que la société préfère ignorer : la fragilité de nos défenses immunitaires, la porosité de nos frontières corporelles, l’impuissance de notre médecine face à certains virus.

Mais l’abjection smithienne dépasse le simple témoignage sociologique pour questionner les fondements de notre rapport au féminin. Quand elle sculpte ces femmes qui urinent, défèquent, saignent, Smith révèle combien notre culture esthétise le corps féminin en occultant ses fonctions biologiques. Elle pratique une sorte de réalisme physiologique qui déconstruit les fantasmes masculins sur la pureté féminine.

Cette approche trouve son apogée dans des oeuvres comme “Pee Body” (1992) ou “Train” (1993), où des figures féminines se livrent à leurs besoins naturels sans la moindre pudeur. Smith ne cherche pas le scandale gratuit mais revendique pour les femmes le droit à l’imperfection corporelle. Ces sculptures fonctionnent comme des manifestes : elles proclament que la beauté féminine ne se résume pas aux canons esthétiques masculins.

L’abjection smithienne puise également dans l’imagerie religieuse catholique. Élevée dans cette tradition, l’artiste réactive la symbolique christique de la souffrance corporelle. Ses figures crucifiées, ses martyres contemporaines évoquent la statuaire chrétienne tout en la subvertissant. Le sacrifice rédempteur devient simple constat anatomique, la transcendance spirituelle se mue en immanence charnelle.

Cette dimension religieuse de l’abjection smithienne révèle toute l’ambiguïté de sa position critique. Smith ne rejette pas l’héritage chrétien mais le retourne contre lui-même. Elle emprunte au catholicisme sa fascination pour la chair souffrante, mais évacue la promesse de résurrection. Ses corps abjects restent désespérément terrestres, privés de toute consolation métaphysique.

L’évolution récente du travail smithien vers des représentations plus apaisées ne constitue pas un renoncement à l’abjection mais son dépassement dialectique. Les tapisseries contemporaines intègrent la dimension corporelle dans des compositions cosmiques plus vastes. L’abjection individuelle se fond dans une écologie généralisée où humains, animaux et végétaux partagent la même fragilité existentielle.

Cette transformation révèle la véritable portée du projet smithien. Au-delà de la simple provocation, l’abjection fonctionne comme un outil de connaissance. Elle révèle les mécanismes psychologiques et sociaux qui régissent notre rapport au corps. En nous confrontant à nos répulsions instinctives, Smith nous amène à questionner les fondements de nos dégoûts civilisés.

L’abjection smithienne constitue ainsi une forme de critique sociale déguisée. En révélant ce que notre culture refoule, elle expose les contradictions de nos valeurs démocratiques. Une société qui prétend à l’égalité des sexes peut-elle continuer à esthétiser le corps féminin selon des critères exclusivement masculins ? Cette question traverse toute l’oeuvre smithienne et lui confère sa dimension politique.

L’alchimie des matériaux

La pratique artistique de Smith révèle une maîtrise technique exceptionnelle qui dépasse la simple virtuosité artisanale pour devenir langage expressif autonome. Cette femme qui s’est formée sur le tas, sans diplôme d’école d’art, développe une approche empirique des matériaux qui privilégie l’expérimentation sur la théorie. Chaque medium devient pour elle un territoire d’exploration, un laboratoire où tester les limites de la représentation corporelle.

La gravure occupe une place centrale dans ce dispositif technique. Smith y voit “la source de tout mon travail”, selon ses propres termes [2]. Cette technique ancestrale lui permet d’explorer les possibilités infinies de la répétition, de la variation, de la multiplication. Ses séries d’eaux-fortes fonctionnent comme des études anatomiques où chaque épreuve révèle un aspect particulier du motif original. La gravure smithienne hérite de la tradition des planches scientifiques tout en la détournant vers l’expression subjective.

Cette approche sérielle, héritée de l’enseignement paternel, trouve son prolongement dans la sculpture. Smith conçoit ses figures en bronze ou en cire comme des variations sur des thèmes anatomiques récurrents. Chaque pièce constitue un état particulier d’une recherche plus vaste sur la représentation du corps féminin. Cette méthode évoque l’approche photographique de Duane Michals ou Joel-Peter Witkin, qui explorent également les variations infinies autour de motifs obsessionnels.

La cire d’abeille constitue l’un des matériaux de prédilection smithiens. Cette substance organique permet de traduire littéralement la texture de la peau humaine tout en conservant une dimension symbolique forte. La cire évoque simultanément la fragilité de l’épiderme et la permanence de l’embaumement funéraire. Smith joue sur cette ambivalence pour créer des figures situées à la frontière entre la vie et la mort.

Le bronze, matériau noble de la statuaire traditionnelle, subit chez Smith un traitement particulier qui en révèle les potentialités expressives inédites. Ses patines évoquent tantôt la chair putréfiée, tantôt l’épiderme malade. L’artiste détourne la noblesse du bronze pour explorer les aspects les plus prosaïques de la condition corporelle. Cette subversion des hiérarchies matérielles révèle toute l’ironie smithienne.

Le verre, qu’elle travaille notamment dans ses installations pour la synagogue d’Eldridge Street, devient métaphore de la transparence corporelle. Smith utilise les propriétés optiques de ce matériau pour créer des effets de superposition, de fusion, de dissolution qui évoquent les processus physiologiques internes. Le verre smithien fonctionne comme une peau translucide qui révèle les mécanismes cachés de l’organisme.

Les tapisseries contemporaines marquent une révolution dans l’approche technique smithienne. Cette technique textile, qu’elle développe en collaboration avec les ateliers Magnolia Editions, lui permet d’intégrer la couleur dans son vocabulaire artistique. Comme elle l’explique : “La couleur me semblait trop personnelle, trop autoexpressive… trop effrayante” [3]. Les tapisseries jacquard offrent un compromis : elles permettent l’usage de la couleur tout en conservant la distance technique nécessaire à l’objectivité smithienne.

Cette évolution technique révèle une constante dans l’approche smithienne : le refus de la maîtrise totale. L’artiste privilégie les techniques qui conservent une part d’imprévisibilité, qui résistent au contrôle absolu. Cette esthétique de l’accident contrôlé rapproche Smith des expressionnistes abstraits, notamment de Jackson Pollock, qui cherchaient également à canaliser les forces inconscientes à travers la technique picturale.

La diversité des mediums smithiens reflète sa conception expansive de la sculpture contemporaine. Pour elle, sculpter ne se limite pas au modelage traditionnel mais englobe toutes les techniques capables de donner forme à la matière. Cette approche multimédia rapproche Smith des artistes conceptuels tout en conservant un attachement artisanal aux propriétés physiques des matériaux.

L’alchimie smithienne transforme les matériaux industriels en métaphores corporelles. Elle réussit cette synthèse remarquable entre innovation technique et tradition artisanale, entre expérimentation formelle et expressivité personnelle. Cette maîtrise technique au service d’une vision artistique singulière constitue l’un des aspects les plus remarquables de l’art smithien.

Vers une écologie du corps

L’évolution récente de son oeuvre marque un tournant significatif qui dépasse la simple maturation stylistique pour constituer une véritable mutation conceptuelle. L’artiste, qui avait construit sa réputation sur l’exploration impitoyable de l’anatomie humaine, élargit progressivement son champ d’investigation pour embrasser une vision écologique globale où le corps humain ne constitue plus qu’un élément parmi d’autres dans un écosystème complexe.

Cette transformation s’amorce au milieu des années 1990, quand Smith commence à introduire des figures animales dans son bestiaire sculptural. Les corneilles mortes de “Jersey Crows” (1995), victimes des pesticides industriels, marquent un tournant décisif. L’artiste ne se contente plus d’explorer la fragilité du corps humain mais étend sa réflexion à l’ensemble du vivant. Cette évolution coïncide avec la prise de conscience écologique des années 1990 et témoigne de la capacité smithienne à saisir les mutations contemporaines.

Les tapisseries récentes cristallisent cette vision écologique élargie. Ces oeuvres monumentales déploient des cosmogonies textiles où humains, animaux, végétaux et éléments minéraux coexistent dans un équilibre précaire. Smith y développe une esthétique de l’interconnexion qui évoque les théories écologiques contemporaines sur l’interdépendance des espèces. Chaque tapisserie fonctionne comme un écosystème artistique miniature.

Cette approche écologique transforme le regard que porte Smith sur le corps féminin. Ses figures récentes ne sont plus isolées dans leur souffrance anatomique mais intégrées dans des environnements naturels qui les protègent et les nourrissent. La femme smithienne sort de son statut de victime pour devenir partenaire d’un dialogue cosmique plus vaste. Cette évolution témoigne d’une réconciliation progressive avec la dimension corporelle.

L’introduction de références astrologiques dans les oeuvres récentes participe de cette vision écologique. Smith réactive une pensée analogique qui établit des correspondances entre microcosme corporel et macrocosme stellaire. Cette approche, qui peut sembler anachronique à l’ère scientifique, révèle en réalité une quête de sens face à la crise environnementale contemporaine. L’astrologie smithienne fonctionne comme une métaphore poétique de notre appartenance cosmique.

Cette dimension écologique trouve son expression la plus aboutie dans les installations récentes, notamment celle de l’île d’Hydra en 2019. Smith y développe une approche contextuelle qui tient compte des particularités géographiques et culturelles du lieu d’exposition. L’art smithien dialogue avec le paysage méditerranéen, s’enrichit de la lumière égéenne, s’imprègne de la mythologie locale. Cette sensibilité contextuelle révèle une maturation de l’approche installatrice.

L’écologie de Smith dépasse la simple sensibilité environnementale pour questionner notre rapport occidental à la nature. En réactivant des figures mythologiques archaïques, sirènes, harpies, créatures hybrides, l’artiste nous reconnecte à des modes de pensée prémodernes qui ne séparaient pas l’humain du naturel. Cette archéologie symbolique fonctionne comme une critique implicite de la rationalité technoscientifique contemporaine.

Cette évolution conceptuelle s’accompagne d’une transformation de la réception critique de l’oeuvre smithienne. Les commentateurs ne se focalisent plus exclusivement sur la dimension de l’art corporel féministe mais explorent les ramifications écologiques, spirituelles, cosmologiques du travail récent. Smith réussit cette performance délicate : renouveler son approche artistique sans renier ses obsessions fondamentales.

L’écologie smithienne propose ainsi une synthèse originale entre engagement politique et spiritualité contemporaine. Elle évite les écueils du militantisme écologique simpliste comme ceux de l’ésotérisme new age pour développer une vision complexe de notre inscription dans le vivant. Cette maturité conceptuelle confère aux oeuvres récentes une dimension prophétique qui dépasse la simple création artistique.

L’art smithien évolue ainsi vers une forme de sagesse pratique qui réconcilie corps et cosmos, individu et collectif, local et universel. Cette synthèse remarquable entre précision anatomique et vision écologique constitue l’un des apports les plus originaux de Smith à l’art contemporain. Elle invente une voie médiane entre l’introspection narcissique et l’engagement militant, entre le particulier et l’universel.

L’oeuvre de Kiki Smith résiste aux catégorisations hâtives autant qu’aux récupérations idéologiques. Cette artiste singulière, qui a traversé quarante ans de création sans jamais se départir de sa radicalité initiale, nous lègue un corpus d’une cohérence remarquable malgré ses apparentes contradictions. De l’abjection anatomique des débuts à l’écologie mystique des tapisseries récentes, Smith maintient une exigence qui fait de chaque oeuvre un laboratoire d’expérimentation sur les limites de la représentation corporelle.

Son génie réside dans cette capacité à transformer l’héritage artistique en outil de connaissance contemporaine. Elle emprunte au surréalisme ses techniques d’exploration de l’inconscient, à l’architecture minimaliste sa rigueur formelle, au catholicisme sa symbolique de la souffrance rédemptrice, mais les retourne pour servir une vision féministe et écologique du monde. Cette alchimie culturelle confère à l’art smithien une richesse sémantique qui explique sa résonance internationale.

L’actualité de Smith tient également à sa capacité d’anticipation. Quand elle sculpte dans les années 1980 ces corps défaillants rongés par la maladie, elle pressent les mutations de notre rapport au vivant que révélera l’épidémie de Covid-19. Quand elle développe dans les années 2010 sa vision écologique, elle anticipe les débats contemporains sur l’Anthropocène et l’effondrement de la biodiversité. Cette dimension visionnaire fait de l’art de Kiki Smith un outil de prospective sociologique autant qu’un objet de contemplation esthétique.

Reste cette question lancinante que pose implicitement toute son oeuvre : comment habiter un corps fragile dans un monde hostile ? Cette interrogation traverse les époques et les civilisations, mais Smith lui confère une urgence contemporaine qui révèle les apories de notre modernité technoscientifique. En nous confrontant à notre animalité refoulée, elle nous amène à questionner les fondements de notre humanité supposée. Cette fonction critique majeure assure à l’art smithien une pérennité qui dépasse les modes artistiques conjoncturelles.


  1. France Culture, interview radiophonique, 2019, citée dans NAD NOW, “Kiki Smith, Wild Woman”, juillet 2020.
  2. Alain Elkann Interviews, entretien avec Kiki Smith, décembre 2018.
  3. Claire Barliant, “If you can outlive most men, all of a sudden you can be venerated, an interview with Kiki Smith”, Apollo Magazine, octobre 2019.
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Référence(s)

Kiki SMITH (1954)
Prénom : Kiki
Nom de famille : SMITH
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Allemagne

Âge : 71 ans (2025)

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