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L’art de Tania Mouraud révèle l’invisible du langage

Publié le : 17 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Tania Mouraud transforme le langage en matière visuelle, nous confrontant à nos limites perceptives. Son oeuvre multiforme, entre écritures étirées, photographies énigmatiques et vidéos saisissantes, questionne notre rapport au monde et à l’histoire avec une exigence éthique constante.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, si vous pensez que l’art n’est qu’une affaire d’esthétique et de plaisir visuel, détrompez-vous ! Tania Mouraud nous force à regarder au-delà du visible, à scruter ce qui se cache derrière les signes. Cette artiste au parcours singulier a fait du langage, de la perception et de l’engagement les piliers d’une oeuvre aussi diverse que cohérente, aussi sensible que politique.

Née en 1942 à Paris d’un père avocat et résistant tué dans le Vercors, et d’une mère journaliste également engagée dans la Résistance, Tania Mouraud porte en elle cette histoire tragique qui a façonné son rapport au monde. “Ma personnalité s’est fondée sur le deuil de la famille. Ma mère était une survivante. Dans mon malheur, j’ai eu la chance que mon père soit mort dans le Vercors et non dans un camp. Je suis la fille d’un héros, pas d’une victime”, confie-t-elle [1]. Cette expérience du deuil et cette conscience aiguë de l’histoire traversent toute son oeuvre, comme un fil invisible mais tenace.

Autodidacte, Tania Mouraud s’est formée au contact des avant-gardes artistiques européennes. Après avoir exploré la peinture dans les années 1960, elle brûle symboliquement toutes ses toiles en 1968, un autodafé public qui marque sa rupture avec l’académisme pour s’engager dans des formes d’art conceptuel et minimaliste. “J’étais incapable de produire de la sensualité picturale, incapable de produire la lumière qui fait que la peinture est la peinture” [2], explique-t-elle.

Mais ne voyez pas dans ce geste radical une simple posture nihiliste. Comme l’explique Jacques Rancière dans son ouvrage “Le Partage du sensible”, l’art ne se contente pas de représenter le monde, il participe à sa reconfiguration [3]. En détruisant ses peintures, Mouraud ne mettait pas fin à sa création, elle ouvrait plutôt de nouveaux espaces d’expression et de pensée, conformément à cette idée que l’art doit s’inscrire dans la vie sociale, s’adresser directement aux spectateurs et les confronter à leurs perceptions.

C’est ainsi qu’elle développe, dès 1968, ses premières “Initiation Rooms”, ces environnements blancs et laqués destinés à l’introspection et à l’expérience sensorielle, “un supplément d’espace pour un supplément d’âme”, selon les mots de Pierre Restany [4]. Espaces de méditation où le visiteur est invité à faire l’expérience de sa propre conscience, ces chambres minimalistes s’inscrivent dans une recherche sur la perception que Mouraud ne cessera d’approfondir. “Les propositions que j’ai faites à cette époque étaient des lieux pour s’asseoir et pour contempler l’espace, pour devenir un avec l’espace : essayer de perdre la limitation du corps. […] Essayer de vivre l’expérience cosmique et de comprendre que la limite du corps, c’est le cosmos” [5].

Cette recherche prend ensuite une dimension plus explicitement politique et sociale avec les interventions urbaines de Mouraud, à commencer par la célèbre “City Performance n°1” (1977-1978). L’artiste installe alors 54 panneaux d’affichage dans Paris, sur lesquels figure simplement le mot “NI”, en grandes lettres noires sur fond blanc. “NI, opération sans suite, ni teasing, ni publicité déguisée du ministère de la Culture. Simplement une prise de position anonyme. Négation absolue, vérité absolue, disjoncteur universel utilisé par les logiciens occidentaux et les sages orientaux” [6]. Dans un espace public saturé de signes publicitaires, ce “NI” énigmatique agit comme un court-circuit sémiotique, une interruption dans le flux continu des incitations à la consommation.

Comme l’a analysé Roland Barthes dans “Mythologies”, notre environnement quotidien est colonisé par des signes qui, sous couvert de naturel, véhiculent des idéologies [7]. Le “NI” de Mouraud vient précisément déstabiliser cette prétendue évidence des signes qui nous entourent. Il crée un espace de réflexion là où règne habituellement l’injonction consumériste.

À partir des années 1980, Mouraud développe ses fameux “Wall Paintings”, ces immenses peintures murales où des phrases, étirées jusqu’à la limite de la lisibilité, forment des motifs graphiques d’apparence abstraite. “I HAVE A DREAM”, “WHAT YOU SEE IS WHAT YOU GET” ou encore “HOW CAN YOU SLEEP”, ces messages ne se livrent qu’au spectateur attentif, prêt à prendre le temps de déchiffrer. Cette exigence de concentration est en elle-même une forme de résistance à l’accélération généralisée de nos sociétés, que Paul Virilio a si bien analysée dans “La Vitesse de libération” [8]. Face à une culture de l’instantané et de la gratification immédiate, Mouraud oppose une temporalité lente, celle de la contemplation et du déchiffrement.

La dimension typographique de son travail n’est pas sans évoquer les recherches du poète concret Augusto de Campos, pour qui la disposition visuelle des lettres est aussi importante que leur signification [9]. Chez Mouraud comme chez de Campos, le langage n’est pas seulement un véhicule de sens, mais une matière plastique à part entière.

Parallèlement à ces recherches sur le langage, Tania Mouraud explore d’autres médiums, notamment la photographie et la vidéo. Sa série “Made in Palace” (1980-1981), réalisée dans une boîte de nuit parisienne, capture des corps en mouvement, flous, quasi abstraits. “Je ne connais pas les psychotropes modernes”, précise-t-elle. “Ma génération, c’était les acides, la mescaline, le LSD. Les fêtes, ça peut être très beau, mais c’est toujours à la limite, c’est très triste. Je ne veux surtout pas romantiser le Palace, par contre les gens y étaient très beaux, ils étaient costumés” [10]. Ces photographies à la frontière de l’abstraction traduisent visuellement ce que Deleuze appelait “un corps sans organes”, cette dissolution des limites corporelles dans l’expérience de la transe [11].

À partir des années 2000, la vidéo prend une place prépondérante dans le travail de Mouraud, notamment avec des oeuvres saisissantes comme “Sightseeing” (2002), qui nous emmène vers le camp de concentration de Natzweiler-Struthof en Alsace, ou “Ad Infinitum” (2008), qui filme en noir et blanc la chorégraphie hypnotique des baleines. “Le spectateur est à la place de la caméra et est confronté à ce qui sort de l’eau, une masse informe et inconnue” [12]. La beauté formelle de ces images contraste souvent avec la violence des sujets abordés, créant une tension esthétique et émotionnelle qui ne laisse pas le spectateur indemne.

En 2014, avec “Ad Nauseam”, installation vidéo monumentale présentée au MAC VAL (musée d’Art contemporain du Val-de-Marne en France), Mouraud nous confronte aux images d’une usine de recyclage de livres, où des machines broient sans relâche des milliers d’ouvrages. Accompagnée d’une création sonore réalisée en collaboration avec l’IRCAM (l’institut français de recherche et coordination acoustique/musique), cette oeuvre puissante évoque de manière métaphorique la destruction de la culture par l’industrie. Susan Sontag aurait sans doute vu dans cette oeuvre une illustration parfaite de ce qu’elle appelait dans “Contre l’interprétation” une “érotique de l’art” [13], où la dimension sensorielle et émotionnelle prime sur l’intellectualisation.

Car c’est bien là l’une des forces de l’oeuvre de Tania Mouraud : elle s’adresse autant à notre intellect qu’à nos sens. Son travail sonore, qu’elle développe à travers ses performances en tant que DJ et ses installations, témoigne de cette attention particulière portée à la dimension sensorielle de l’expérience artistique. “J’ai des idées extrêmement précises. Je suis une adepte de Michel Chion, écrivain, compositeur, enseignant, très concerné par les rapports image/son/musique/mot, et de Pauline Oliveiros, musicienne et compositrice à l’origine du deep listening, manière lente et spirituelle d’appréhender la musique” [14].

Depuis 2017, Tania Mouraud s’intéresse au yiddish et intègre cette langue à son travail artistique, notamment dans sa série “Mots-Mêlés” (2017-2021), où des poèmes ou des extraits d’opéras sont dissimulés derrière des aplats noirs. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de préserver et de faire vivre des langues et des cultures menacées d’extinction. Comme l’a montré l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans “Tristes Tropiques”, la disparition d’une langue équivaut à la perte irrémédiable d’une vision du monde unique [15].

À travers son parcours artistique aussi riche que varié, Tania Mouraud n’a cessé de questionner notre rapport au monde, à l’histoire, à la perception. Son travail, profondément ancré dans une éthique de la responsabilité, nous invite à rester vigilants face aux violences de notre temps. “Je me sens plus proche de la notion de citoyenneté, qui est pour moi une attitude face à la vie. Être citoyen, c’est vivre les yeux ouverts sur le monde” [16], affirme-t-elle.

Alors que nous pourrons voir un ensemble d’oeuvres de Tania Mouraud sur le stand de la galerie Claire Gastaud à la foire Drawing Now 2025 à Paris (27 au 30 mars 2025) et à la foire Art Paris 2025 (3 au 6 avril 2025), il est bon de rappeler que l’art de Tania Mouraud ne se contente pas de représenter le monde, il nous pousse à le regarder autrement, à percevoir ce qui se cache derrière l’évidence des apparences. Et c’est peut-être là sa plus grande leçon : l’art n’est pas un refuge coupé du réel, mais bien un moyen de s’y confronter avec lucidité et courage.

Comme le souligne si justement Cécile Renoult à propos de l’exposition “Pourquoi les collines pleurent-elles ?” : “Tania Mouraud réussit l’exploit de se réinventer sans cesse tout en nous invitant dans un univers cohérent. Ses oeuvres récentes dialoguent avec des pièces plus anciennes, aussi bien formellement que par l’écho d’une philosophie commune” [17]. Cette cohérence au sein de la diversité, cette capacité à se renouveler sans jamais se renier, c’est ce qui fait de Tania Mouraud une artiste majeure de notre temps, dont l’oeuvre résonne comme un écho à nos inquiétudes et à nos espoirs.


  1. Entretien avec Marie-Laure Desjardins, “Tania Mouraud : L’oeuvre est une confidence”, Arts Hebdo Médias, 1er juin 2024.
  2. “Expérimenter le Chant du Monde. L’art de Tania Mouraud”, Julie Crenn, 24 mai 2011.
  3. Rancière, Jacques, “Le Partage du sensible”, La Fabrique, 2000.
  4. Arnauld Pierre, “Vers l’espace” in “Tania Mouraud”, Flammarion, 2004, p.25.
  5. Catherine Grenier, “Entretien avec Tania Mouraud” in “At The Core : Tania Mouraud”, ESBEMA, 2010.
  6. Tania Mouraud, “City Performance N°1” in “Tania Mouraud”, Le Quartier, 1996, p.66.
  7. Barthes, Roland, “Mythologies”, Seuil, 1957.
  8. Virilio, Paul, “La Vitesse de libération”, Galilée, 1995.
  9. Campos, Augusto de, “Poetamenos”, 1953.
  10. Hugo Vitrani, “Tania Mouraud, une écharde dans la gorge”, septembre 2022, Ceysson & Bénétière, texte de l’exposition “Flashback” du 20 octobre au 3 décembre 2022.
  11. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, “Mille Plateaux”, Éditions de Minuit, 1980.
  12. Alice Fleury, “Entretien avec Tania Mouraud” in “Ad Infinitum, Tania Mouraud”, Fages, 2009, p.27.
  13. Sontag, Susan, “Against Interpretation”, Farrar, Straus and Giroux, 1966.
  14. Entretien avec Marie-Laure Desjardins, “Tania Mouraud : L’oeuvre est une confidence”, Arts Hebdo Médias, 1er juin 2024.
  15. Lévi-Strauss, Claude, “Tristes Tropiques”, Plon, 1955.
  16. Granja, Christelle. Interview de Tania Mouraud, “Je vis les yeux ouverts”, Libération, 10 décembre 2015.
  17. Renoult, Cécile. Texte de l’exposition “Pourquoi les collines pleurent-elles ?” à la galerie galerie Claire Gastaud (Clermont-Ferrand), 3 octobre au 23 novembre 2024.
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Référence(s)

Tania MOURAUD (1942)
Prénom : Tania
Nom de famille : MOURAUD
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • France

Âge : 83 ans (2025)

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