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Lauren Quin ou la géométrie de la durée

Publié le : 30 Juillet 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Lauren Quin développe une peinture abstraite monumentale qui transforme la temporalité en matière picturale. Par superposition, gravure et monoimpression, cette artiste de Los Angeles crée des oeuvres en perpétuelle métamorphose où chaque couche dialogue avec les autres dans une esthétique de l’urgence contrôlée.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, Lauren Quin peint comme si chaque coup de pinceau portait en lui la charge électrique d’une révélation. Dans l’immensité végétale de son atelier de Culver City, là où prospèrent six palmiers géants dans une ancienne pépinière, cette artiste de trente-trois ans développe une peinture abstraite qui refuse obstinément toute forme de résolution. Ses toiles monumentales, parfois larges de quatre mètres cinquante, débordent d’une énergie chromatique qui semble défier les lois de la physique visuelle. Ces oeuvres ne se contentent pas d’occuper l’espace ; elles le dévorent, le transforment en un territoire où la perception vacille entre ordre et chaos.

Le processus créatif de Lauren Quin révèle une approche méthodologique qui évoque étrangement la conception bergsonienne de la durée. Henri Bergson distinguait la durée vécue du temps mécanisé de la science, opposant l’expérience qualitative du temps à sa mesure quantitative [1]. Lorsque Quin superpose ses “tubes” de peinture en couches successives, puis les grave au couteau à beurre avant que la matière ne sèche, elle inscrit dans l’oeuvre même cette temporalité particulière que Bergson nommait durée réelle. Chaque geste pictural porte en lui la trace de son urgence temporelle, créant ce que l’artiste décrit comme un processus “athlétique” dicté par le passage du temps. Cette approche révèle une compréhension intuitive de ce que Bergson appelait la “succession sans distinction absolue”, où chaque moment interpénètre le suivant dans un flux continu.

La technique de Quin s’articule autour d’un paradoxe temporel intéressant : elle commence par créer délibérément quelque chose qu’elle qualifie d’insatisfaisant, pour ensuite le recouvrir entièrement et le révéler par soustraction. Cette méthode d’accumulation et d’excavation simultanées évoque la conception bergsonienne de la mémoire pure, cette couche profonde de la conscience où le passé coexiste avec le présent sans jamais s’y réduire. Quand elle grave ses motifs répétitifs dans la peinture encore humide, Quin fait affleurer des strates antérieures qui créent un effet de moiré optique, transformant la surface en un témoignage visuel où chaque couche dialogue avec les autres dans une temporalité stratifiée.

Cette approche stratifiée du temps pictural trouve un écho remarquable dans l’analyse bergsonienne de la conscience. Pour Bergson, la conscience n’était jamais un état figé mais un processus d’interpénétration continue entre présent et passé, où chaque moment s’enrichit de la mémoire de tous les précédents [2]. Les peintures de Quin matérialisent cette conception : ses “tubes” colorés ne sont jamais identiques d’une occurrence à l’autre, ils se modifient selon leur position dans l’ensemble compositionnelle, créant ce qu’elle nomme une “multiplicité compétitive” où chaque élément lutte pour l’attention sans jamais dominer définitivement. Cette bataille visuelle permanente génère une temporalité spécifique, celle d’un présent perpétuellement en train de se constituer à partir de ses propres contradictions internes.

L’utilisation que fait Quin de la monoimpression lithographique depuis le verso de la toile ajoute une dimension supplémentaire à cette temporalité complexe. En travaillant à l’aveugle, sans voir directement les effets de ses gestes, elle introduit une part d’imprévisibilité qui rappelle l’approche bergsonienne de l’élan vital. Cette technique crée des accidents contrôlés qui viennent perturber l’organisation préétablie de la surface, générant des zones d’iridescence où la lumière semble émaner de la matière même. Ces interventions aveugles fonctionnent comme des interruptions temporelles qui brisent la logique causale traditionnelle et introduisent ce que Bergson appelait la nouveauté radicale, cette capacité du temps à produire du véritablement inédit.

La relation de Quin à la couleur révèle également une compréhension profonde des enjeux temporels. Elle privilégie des teintes “compétitives” qui refusent de se stabiliser dans un équilibre harmonieux, créant des tensions chromatiques qui maintiennent l’oeil dans un état d’alerte permanent. Cette instabilité coloriste évoque la conception bergsonienne de la perception comme processus actif : nous ne percevons jamais passivement mais nous reconstituons sans cesse notre vision du monde à partir des données sensorielles que nous filtrons selon nos intérêts vitaux. Les couleurs de Quin fonctionnent selon cette logique : elles obligent le regardeur à reconstruire perpétuellement sa perception de l’oeuvre, interdisant toute lecture définitive.

L’influence de la technique du flux de conscience littéraire sur l’art contemporain trouve dans l’oeuvre de Quin une traduction plastique particulièrement convaincante. Cette technique narrative, développée par Virginia Woolf et James Joyce au début du vingtième siècle, cherchait à reproduire le flot ininterrompu de la pensée consciente avec ses associations libres, ses répétitions et ses changements brusques de direction [3]. Les peintures de Quin opèrent selon une logique similaire : elles présentent un flux visuel continu où les formes apparaissent, se transforment et disparaissent selon une logique associative plutôt que narrative. Cette approche révèle une parenté profonde avec l’esthétique moderniste qui cherchait à rendre compte de l’expérience subjective du temps plutôt que de sa mesure objective.

La répétition obsessionnelle des motifs chez Quin évoque la technique woolfienne de la variation thématique. Dans “Mrs Dalloway”, Virginia Woolf utilisait des leitmotivs récurrents, les cloches de Big Ben, les réflexions sur le temps qui passe, pour créer une unité temporelle complexe où passé et présent s’entremêlent [4]. De manière analogue, Quin développe un vocabulaire de formes récurrentes, mains, araignées, aiguilles, cymbales, qu’elle répète et transforme d’une oeuvre à l’autre. Ces motifs fonctionnent comme des ancres mémorielles qui permettent au regardeur de naviguer dans la complexité visuelle tout en maintenant une sensation de familiarité inquiète.

La technique narrative du flux de conscience cherchait également à abolir la distinction traditionnelle entre discours direct et indirect, créant un espace narratif ambigu où les pensées du narrateur et celles des personnages se mélangent. Quin opère une transformation similaire en brouillant les frontières entre figure et fond, entre marque additive et soustractive. Ses gravures dans la peinture fraîche créent des espaces négatifs qui deviennent aussi présents visuellement que les zones de couleur pure, générant une ambiguïté perceptuelle qui maintient le regardeur dans un état d’incertitude productive.

Cette esthétique de l’ambiguïté révèle une compréhension fine des enjeux psychologiques de la perception. Comme les écrivains du flux de conscience, Quin s’intéresse moins à ce qui est montré qu’à la manière dont cela est perçu. Ses oeuvres ne représentent rien d’identifiable mais elles génèrent des états perceptifs particuliers, des qualités d’attention qui modifient notre rapport au temps et à l’espace. Cette approche s’inscrit dans la tradition moderniste qui privilégiait l’exploration des mécanismes de la conscience sur la description du monde extérieur.

L’échelle monumentale de nombreuses oeuvres de Quin joue un rôle majeur dans cette stratégie perceptuelle. En débordant largement le champ de vision normal, ces peintures obligent le spectateur à se déplacer physiquement pour les appréhender, introduisant une dimension temporelle dans l’acte même de regarder. Cette temporalisation de la vision évoque les analyses bergsoniennes de la perception comme processus étalé dans le temps. Pour Bergson, nous ne percevons jamais instantanément mais nous reconstituons notre vision du monde par accumulation progressive d’impressions sensorielles qui se synthétisent dans la mémoire immédiate.

Le titre “Logopanic” de l’exposition de 2024 chez 125 Newbury révèle une conscience aiguë des enjeux linguistiques de l’abstraction. Ce néologisme, formé à partir des termes grecs “logos” (parole) et “penia” (pauvreté), évoque une angoisse face à l’effondrement des systèmes de signification. Cette dimension métalinguistique rapproche Quin des préoccupations modernistes sur la crise du langage et la nécessité d’inventer de nouvelles formes d’expression. Ses peintures fonctionnent comme un langage visuel en perpétuelle transformation, où les signes se dissolvent au moment même où ils semblent se constituer.

Cette instabilité sémiotique créée une temporalité particulière, celle de l’émergence perpétuelle du sens. Les oeuvres de Quin maintiennent le regardeur dans un état d’attente productive, cette tension cognitive que Bergson identifiait comme caractéristique de la conscience vivante. Elles refusent la gratification immédiate de la reconnaissance pour maintenir active cette faculté d’attention que Bergson considérait comme l’essence même de la vie mentale.

L’approche de Quin révèle également une compréhension intuitive de ce que Bergson appelait l’interpénétration mutuelle des états de conscience. Dans ses peintures, aucun élément n’existe de manière isolée ; chaque forme, chaque couleur, chaque texture entre en résonance avec l’ensemble selon une logique d’influence réciproque. Cette approche holistique génère des effets visuels qui dépassent largement la somme de leurs composants, créant ce que l’artiste décrit comme des “explosions contrôlées” où l’énergie semble émaner de la matière picturale elle-même.

L’influence de Los Angeles sur l’évolution coloriste de Quin est aussi particulièrement intéressante. L’artiste affirme que chaque retour dans cette ville fait “exploser” sa palette chromatique, révélant une sensibilité particulière aux qualités atmosphériques de la lumière californienne. Cette relation à l’environnement lumineux évoque les analyses bergsoniennes de la perception comme processus d’adaptation continue aux conditions extérieures. La couleur, chez Quin, ne fonctionne jamais comme simple décoration mais comme révélateur d’un état de conscience particulier, générant des qualités d’attention spécifiques qui modifient notre rapport au temps et à l’espace.

L’art de Lauren Quin révèle finalement une compréhension remarquable des enjeux contemporains de la peinture abstraite. En refusant aussi bien l’expressionnisme gestuel que le minimalisme conceptuel, elle développe une voie médiane qui réhabilite la complexité perceptuelle sans sombrer dans la surcharge décorative. Ses oeuvres fonctionnent comme des machines à produire du temps vécu, des générateurs d’états de conscience particuliers qui révèlent la richesse insoupçonnée de l’expérience visuelle. Dans un contexte artistique souvent dominé par l’immédiateté spectaculaire, Quin propose une esthétique de la durée qui renoue avec les ambitions les plus hautes de l’art moderniste tout en les adaptant aux conditions contemporaines.


  1. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Félix Alcan, 1889
  2. Henri Bergson, Matière et mémoire : Essai sur la relation du corps à l’esprit, Paris, Félix Alcan, 1896
  3. Virginia Woolf, “Modern Fiction”, The Common Reader, Londres, Hogarth Press, 1925
  4. Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Londres, Hogarth Press, 1925
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Référence(s)

Lauren QUIN (1992)
Prénom : Lauren
Nom de famille : QUIN
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 33 ans (2025)

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