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Le baroque halluciné d’Ilana Savdie

Publié le : 22 Octobre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 10 minutes

Ilana Savdie construit des écosystèmes visuels où parasites microscopiques et figures carnavalesques cohabitent dans des compositions saturées de rose électrique et de vert acide. Mêlant références baroques, réalisme magique et imagerie scientifique, elle peint des corps qui refusent la stabilité, des chairs qui migrent, débordent et se reconfigurent en permanence.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Ilana Savdie peint comme si le corps était un champ de bataille où se déroulent simultanément une insurrection cellulaire et un carnaval hallucinatoire. Dans ses toiles monumentales, la chair ne connaît plus ses frontières, les organes migrent, les membres se dissolvent dans des marées de rose vif et de vert électrique, tandis que des parasites microscopiques deviennent les protagonistes d’un drame cosmique. Cette artiste née en 1986 à Miami et élevée entre la Colombie et la Floride ne produit pas simplement des tableaux : elle construit des écosystèmes visuels où la violence et la séduction, l’intime et le politique, l’organique et le synthétique cohabitent dans une tension insoutenable.

L’oeuvre de Savdie s’enracine dans une expérience particulière de la métamorphose, celle qui traverse la littérature latino-américaine comme un fil conducteur obsédant. Lorsqu’on observe ses compositions, impossible de ne pas convoquer l’univers de Gabriel García Márquez, cette figure tutélaire de Barranquilla, ville où l’artiste a passé son enfance. Le réalisme magique, cette esthétique où le surnaturel infiltre le quotidien sans provoquer l’étonnement, trouve dans les peintures de Savdie une traduction plastique saisissante. Les corps qu’elle représente subissent des transformations qui rappellent celles des personnages de García Márquez : ils ne se contentent pas de changer, ils deviennent simultanément plusieurs états d’être, refusant la logique binaire qui voudrait qu’une chose soit soit l’une, soit l’autre.

Mais Savdie pousse cette logique de la métamorphose bien au-delà du territoire sud-américain. Ses figures évoquent également La Métamorphose de Franz Kafka, ce texte fondateur où Gregor Samsa se réveille transformé en vermine. Dans les deux cas, la transformation corporelle devient métaphore de l’aliénation sociale, de l’expérience du corps jugé inconvenant, inapproprié, monstrueux. Savdie, en tant que femme queer d’origine libanaise, juive, vénézuélienne et colombienne, connaît intimement cette expérience du corps perçu comme problématique par les structures de pouvoir. Ses peintures ne racontent pas la métamorphose comme un événement ponctuel, mais comme un état permanent d’instabilité. Le corps chez Savdie est toujours en train de devenir autre chose, jamais fixé, jamais rassurant dans sa stabilité.

Cette instabilité trouve son expression la plus aboutie dans l’utilisation que fait l’artiste des parasites comme motif récurrent. Les larves orangées qui serpentent à travers Pinching the Frenulum ou les vers technicolor de Helminth ne sont pas de simples ornements biologiques : ils incarnent une philosophie de l’infiltration et du changement. Le parasite, dans l’imaginaire de Savdie, n’est pas le vil profiteur que la morale bourgeoise condamne, mais un agent de transformation qui force son hôte à évoluer, à se reconfigurer. Cette fascination pour les organismes qui défient les catégories établies rejoint une longue tradition littéraire d’exploration des frontières du vivant, de la science-fiction aux écrits sur le cyborg, en passant par les théories contemporaines sur les corps hybrides.

L’oeuvre de Savdie dialogue également avec une histoire de l’art qu’elle malmène, découpe et réassemble selon sa propre logique carnavalesque. Ses références au Baroque ne relèvent pas de la simple citation érudite : elles constituent une stratégie de réappropriation violente. Dans The Enablers, l’artiste s’inspire du Massacre des Innocents de Rubens, cette composition de 1611 où les corps s’entremêlent dans une chorégraphie tragique [1]. Chez Rubens, l’enchevêtrement des chairs sert à représenter l’horreur d’un infanticide collectif, la violence d’État exercée sur les plus vulnérables. Savdie conserve cette structure compositionnelle où les corps perdent leur individualité pour former une masse organique convulsive, mais évacue le pathos religieux pour le remplacer par une ambiguïté radicale.

Cette relation au Baroque s’étend à Francisco de Goya, dont l’oeuvre hante plusieurs peintures de Savdie. Dans Baths of Synovia, elle revisite l’eau-forte “Aguarda que te unten” de la série Los Caprichos, où un gobelin et une femme borgne maintiennent une chèvre qui tente de s’envoler. Chez Goya, cette scène appartient à un univers de sorcellerie et de superstition que le peintre espagnol tournait en dérision dans sa critique des Lumières trahies. Savdie conserve l’étrangeté de la scène, sa violence sourde, mais la transpose dans un registre où la métamorphose n’est plus malédiction mais possibilité, où le corps qui se déforme n’est plus victime mais acteur de sa propre reconfiguration.

Cette réinterprétation des maîtres baroques n’est pas un simple exercice stylistique. Elle révèle comment Savdie utilise l’histoire de l’art comme un arsenal dans une guerre esthétique contre les hiérarchies visuelles. En mêlant Rubens à des captures d’écran de TikTok, Goya à des photographies microscopiques de parasites, elle pratique ce qu’on pourrait appeler un collapsus des temporalités. Le Grand Art et la culture populaire, l’imagerie scientifique et le folklore colombien, tout cela se retrouve sur le même plan, écrasé dans une horizontalité qui refuse la verticalité du jugement de goût.

Les peintures de Savdie utilisent des couleurs qui agressent l’oeil : roses bonbon, verts fluo, jaunes acides, bleus électriques. Cette palette, que l’artiste revendique comme issue de son enfance à Barranquilla et de son exposition au Carnaval, fonctionne comme un piège visuel. Elle séduit d’abord le regard par son exubérance, sa générosité chromatique, avant de révéler progressivement l’inquiétude qui sourd de ces compositions. Savdie elle-même l’a dit : “L’excès de couleur ressemble à une subversion séduisante” [2]. Cette séduction constitue une tactique, un moyen d’amener le spectateur à regarder ce qu’il préférerait éviter : la fragilité des corps, leur porosité, leur perpétuelle menace de dissolution.

Le carnaval de Barranquilla occupe une place centrale dans la généalogie esthétique de Savdie. Cette célébration, deuxième plus grand carnaval du monde après Rio, représente une inversion temporaire de l’ordre social, un moment où les hiérarchies s’effondrent et où le grotesque devient roi. La figure de la Marimonda, ce personnage masqué mi-singe mi-éléphant au nez phallique, hante l’oeuvre de Savdie depuis l’enfance. Créée par les classes populaires pour se moquer des élites oppressives, la Marimonda incarne la résistance par la dérision, le pouvoir subversif de l’exagération corporelle. Savdie a déclaré : “J’ai adoré ce concept d’exagération du corps comme forme de moquerie et de la moquerie comme forme de protestation” [3].

Cette dimension carnavalesque ne relève pas du folklore pittoresque. Elle constitue une proposition politique radicale : et si le corps refusait les catégories qu’on lui impose ? Et si, au lieu de se conformer aux normes de genre, de race et de classe, il se métamorphosait en permanence, échappant ainsi aux tentatives de classification et de contrôle ? Les peintures de Savdie proposent exactement cela : des corps qui fuient, qui débordent, qui contaminent leur environnement de leur propre substance. Ils ne sont jamais là où on les attend, jamais stables dans leur identité.

La technique picturale de Savdie renforce cette instabilité ontologique. Elle travaille par couches successives d’acrylique, d’huile et de cire d’abeille, créant des surfaces qui oscillent entre transparence membraneuse et opacité reptilienne. La cire, en particulier, produit des textures qui évoquent simultanément la peau, les écailles, les organes internes. Cette matérialité troublante fait basculer la peinture du côté du corps lui-même : on ne regarde plus simplement une représentation, on est confronté à une présence charnelle qui respire, suinte, palpite.

Dans Radical Contractions, son exposition de 2023 au Whitney Museum, Savdie a poussé cette logique à son paroxysme. Le titre lui-même joue sur la polysémie : les contractions radicales sont à la fois les spasmes du diaphragme provoqués par le rire, les convulsions de la douleur, et les mouvements politiques de résistance. Cette ambivalence traverse l’ensemble de l’exposition, où chaque tableau semble vibrer d’une tension interne prête à exploser. Les oeuvres pressentaient directement ce qui allait devenir l’évidence du climat politique américain actuel avec le deuxième mandat de Donald Trump : l’interdiction de l’avortement, la multiplication des lois anti-LGBTQIA+ et la violence armée endémique. Face à ces oppressions systémiques, Savdie propose non pas une lamentation mais une riposte esthétique violente.

Cette violence s’exprime notamment dans la manière dont Savdie traite les portails ou trous noirs qui apparaissent dans plusieurs tableaux récents. Ces ouvertures circulaires fonctionnent comme des passages entre dimensions, des échappatoires cartoonesques qui permettent aux figures de disparaître d’un côté de la toile pour réapparaître ailleurs. Elles évoquent les portable holes des Looney Tunes, ces dispositifs absurdes qui défient les lois de la physique. Mais chez Savdie, ces portails acquièrent une dimension politique : ils représentent la possibilité d’échapper aux structures de contrôle, de traverser les frontières interdites et de se soustraire à la surveillance.

L’artiste construit ses compositions à partir d’un processus complexe qui mêle dessin, collage numérique et peinture. Elle commence par des croquis à l’encre noire, largement figuratifs, qu’elle scanne et manipule sur ordinateur. Ces esquisses digitales, où elle intègre des éléments de sa banque d’images, deviennent le point de départ des peintures. Mais une fois sur la toile, tout peut changer. Savdie laisse la peinture et la cire fondre et voyager sur la surface, créant des formes imprévues auxquelles elle doit répondre. Ce dialogue entre intention et hasard, entre contrôle et abandon, produit la tension qui électrifie ses oeuvres.

La référence aux estampes japonaises de Tsukioka Yoshitoshi dans ses peintures récentes ajoute une nouvelle strate de complexité. Ces gravures du XIXe siècle représentant des guerriers samouraïs dans des postures héroïques fournissent à Savdie un vocabulaire visuel pour interroger la masculinité, le pouvoir et la violence glorifiée. Mais là encore, elle détourne ces images de leur contexte originel : les guerriers se dissolvent, leurs armures se confondent avec des carapaces d’insectes, leur héroïsme supposé se délite dans l’acide des couleurs fluorescentes.

Dans Ectopia, son exposition de 2024 à la White Cube de Paris, Savdie a approfondi cette réflexion sur le héros et le spectacle de la guerre. Le terme médical “ectopie” désigne un organe ou une partie du corps positionnée anormalement [4]. C’est précisément ce que font les peintures de Savdie : elles placent tout au mauvais endroit, créant un sentiment de malaise productif. Les yeux apparaissent là où devraient se trouver des bouches, les membres émergent d’orifices improbables, les intérieurs deviennent extérieurs. Cette topographie impossible du corps reflète l’expérience de ceux dont les corps sont constamment jugés déplacés, inappropriés et donc ectopiques par les normes dominantes.

L’utilisation que fait Savdie du langage de l’horreur et de la comédie est particulièrement intéressante. Ces deux genres, apparemment opposés, partagent une même structure narrative : ils placent les personnages dans des situations où le corps échappe au contrôle, où il devient imprévisible, embarrassant, menaçant. Chez Savdie, cette perte de contrôle n’est pas présentée comme tragique mais comme libératrice. Quand le corps refuse d’obéir aux injonctions sociales, quand il déborde, fuit et se transforme, il ouvre des possibilités nouvelles d’existence.

Cette ouverture des possibles traverse toute l’oeuvre de Savdie comme une ligne de force souterraine. Ses peintures ne proposent pas de résolution, ne dessinent pas d’utopie rassurante. Elles maintiennent le spectateur dans un état d’inconfort productif, coincé entre attraction et répulsion, familiarité et étrangeté. Cette position inconfortable est précisément celle que l’artiste cherche à produire, car c’est dans cet entre-deux que quelque chose peut bouger, que les certitudes peuvent vaciller, que de nouvelles configurations peuvent émerger.

Voilà ce que Savdie nous offre : non pas une célébration naïve de la différence, ni une dénonciation moralisatrice de l’oppression, mais une vision complexe, contradictoire, jubilatoire et terrifiante d’un monde où les corps refusent de tenir en place. Dans ses peintures, la chair devient politique, la couleur devient résistance, la métamorphose devient acte de survie. Et nous, spectateurs, sommes invités à habiter cet espace vertigineux où rien ne reste jamais stable, où tout peut à tout moment basculer dans son contraire, où le parasite et l’hôte, le prédateur et la proie, l’oppresseur et l’opprimé échangent leurs rôles dans une danse sans fin. C’est inconfortable, dérangeant et nécessaire. C’est exactement ce dont nous avons besoin.


  1. Peter Paul Rubens, Le Massacre des Innocents, 1611-1612, huile sur panneau, Art Gallery of Ontario, Toronto
  2. Jasmine Wahi, “Euphoric and Grotesque: Ilana Savdie on Painting Parasites,” Interview Magazine, 22 décembre 2021
  3. Apple Podcasts, “Ilana Savdie,” podcast, épisode diffusé en 2023, podcasts.apple.com, réécouté en octobre 2025
  4. Moran Sheleg, “Ilana Savdie’s Shadow Body,” essai pour l’exposition Ectopia, White Cube Paris, 2024
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Référence(s)

Ilana SAVDIE (1986)
Prénom : Ilana
Nom de famille : SAVDIE
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 39 ans (2025)

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