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Le plagiat sublime : Sherrie Levine en embuscade

Publié le : 10 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

La puissance de Sherrie Levine réside dans sa capacité à créer des oeuvres à la fois familières et étrangement nouvelles. En s’appropriant des images iconiques, elle révèle les structures de pouvoir qui déterminent quelles oeuvres sont canonisées et lesquelles sont marginalisées.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, arrêtez tout ce que vous faites et contemplez un instant l’audace vertigineuse de Sherrie Levine. Cette artiste, née en 1947, cette femme qui a eu le culot magnifique de s’approprier des oeuvres canoniques de l’histoire de l’art pour les refaire à l’identique, sans s’excuser et sans ciller. Quand Levine prend des photos des photos de Walker Evans, quand elle refait les nus d’Egon Schiele ou quand elle coule en bronze l’urinoir de Duchamp, elle ne se contente pas de copier, elle commet un acte de bravoure intellectuelle qui pulvérise les fondements mêmes de l’originalité artistique.

Depuis son entrée fracassante sur la scène new-yorkaise à la fin des années 1970, Levine s’est imposée comme l’une des figures les plus dérangeantes de l’art contemporain. Sa première exposition solo chez Metro Pictures en 1981, où elle présenta ses désormais célèbres photographies intitulées “After Walker Evans”, fut un véritable coup de poing dans l’estomac du monde de l’art [1]. Par ce geste simple mais définitif, Levine s’inscrivait dans la lignée des grands iconoclastes tout en mettant en scène une profonde réflexion sur la notion d’auteur.

Mais ne vous y méprenez pas, l’art de Levine n’est pas un simple exercice de copie cynique. C’est plutôt une négociation complexe avec le passé, une manière de s’inviter à la table des grands maîtres masculins qui ont dominé l’histoire de l’art. Comme elle l’a si justement confié à Janet Malcolm : “En tant que femme, je sentais qu’il n’y avait pas de place pour moi. Tout ce système artistique était conçu pour célébrer ces objets du désir masculin. Où, en tant que femme artiste, pouvais-je me situer ?” [2]. Cette question, fondamentalement féministe, sous-tend toute son oeuvre.

La puissance de Levine réside dans sa capacité à créer des oeuvres qui sont à la fois familières et étrangement nouvelles. Prenons “Fountain (Buddha)” (1996), sa version en bronze poli de l’urinoir de Duchamp. L’objet original, déjà un acte de provocation radicale en 1917, devient sous les mains de Levine quelque chose d’encore plus ambigu, une sculpture précieuse qui évoque non seulement Duchamp mais aussi Brancusi, comme l’artiste elle-même l’a remarqué avec surprise [3]. Ce n’est plus un simple readymade, mais un objet chargé d’une nouvelle sensualité, d’une aura que Duchamp cherchait précisément à éliminer.

Pour comprendre pleinement la démarche de Levine, il faut la situer dans le contexte plus large du post-structuralisme français et de la théorie littéraire. Son travail constitue une incarnation parfaite de ce que Michel Foucault appelait “l’auteur-fonction”, cette idée que l’auteur n’est pas une personne réelle mais une construction culturelle qui sert à organiser et à contrôler la production de sens [4]. En rephotographiant Evans ou en reproduisant Duchamp, Levine met en évidence le mécanisme par lequel certains noms deviennent des signifiants culturels puissants, des sources d’autorité et de valeur.

La théorie de Foucault sur les relations entre savoir et pouvoir trouve une expression visuelle parfaite dans les gestes appropriatifs de Levine. Quand elle s’empare des images iconiques de l’histoire de l’art, elle révèle les structures de pouvoir qui déterminent quelles oeuvres sont canonisées et lesquelles sont marginalisées. Son intérêt pour les photographes comme Walker Evans n’est pas innocent, il s’agit d’interroger comment ces images sont devenues des monuments culturels, comment elles ont acquis leur statut privilégié dans nos musées et nos livres d’histoire.

Foucault nous a appris à voir comment le discours construit ses propres objets, comment il produit ce qu’il prétend simplement décrire. L’oeuvre de Levine fonctionne exactement de cette manière, elle ne représente pas simplement le monde, elle intervient activement dans les systèmes de représentation qui façonnent notre perception du monde. Quand elle reproduit les photographies d’Edward Weston représentant son fils nu, elle ne se contente pas de s’approprier ces images, elle dévoile aussi comment ces photographies participent à la construction d’idéaux masculins spécifiques, comment elles s’inscrivent dans une longue tradition d’objectivation des corps [5].

Le travail de Levine constitue également une méditation profonde sur la notion du temps dans l’art. En reprenant des oeuvres du passé, elle crée ce que le philosophe Jacques Rancière appellerait un “anachronisme délibéré”, une collision temporelle qui perturbe notre perception de l’histoire comme un flux linéaire et progressif [6]. Ses appropriations fonctionnent comme des machines à explorer le temps, créant des courts-circuits temporels qui remettent en question l’idée même de progrès artistique.

Rancière suggère que l’art contemporain se caractérise précisément par cette capacité à retravailler les formes du passé, à les réactiver dans le présent. Pour lui, l’esthétique n’est pas une théorie de l’art mais une “configuration du sensible”, une façon d’organiser ce qui peut être vu, dit et pensé à une époque donnée [7]. Le travail de Levine intervient précisément à ce niveau, elle réorganise le sensible en déplaçant des images d’un contexte à un autre, en perturbant les hiérarchies établies de visibilité.

Considérons sa série “After Ernst Ludwig Kirchner” (1982), où elle reprend les figures expressionnistes de Kirchner mais les vide de leur expressivité originale. Ce geste n’est pas une simple appropriation formelle, c’est une interrogation fondamentale sur le statut de l’expression dans l’art moderne. Levine s’attaque ici à l’un des mythes fondateurs du modernisme, l’idée que l’art est l’expression authentique d’une intériorité subjective. En reprenant les formes expressionnistes mais en les vidant de leur charge émotionnelle supposée, elle dévoile le caractère construit de cette notion d’expression authentique [8].

Cette dimension politique de l’oeuvre de Levine est souvent sous-estimée au profit d’une lecture plus formelle ou conceptuelle. Pourtant, comme l’a souligné Craig Owens, son travail s’inscrit pleinement dans une critique féministe des systèmes de représentation dominants [9]. En s’appropriant des oeuvres canoniques produites par des hommes, Levine ne se contente pas de remettre en question l’originalité artistique, elle conteste aussi la distribution genrée du pouvoir symbolique dans le champ artistique.

Le génie de Levine, c’est d’avoir compris que la meilleure façon de critiquer le système n’était pas de le fuir mais de l’habiter différemment. Plutôt que de chercher un langage artistique “authentiquement féminin” en dehors des traditions établies, elle a choisi d’occuper ces traditions de l’intérieur, de les parasiter, de les faire dysfonctionner. C’est une stratégie que Rancière qualifierait de “dissensuelle”, non pas une simple opposition frontale mais une reconfiguration subtile des coordonnées du sensible [10].

Prenons ses “Melt Down” paintings (1990), ces monochromes dérivés d’une moyenne numérique des couleurs de tableaux célèbres. En réduisant des oeuvres complexes à une seule couleur uniforme, Levine opère une sorte d’abstraction au carré, elle abstrait ce qui était déjà abstrait. Ce faisant, elle révèle le caractère arbitraire de l’abstraction moderniste, son statut de convention historiquement située plutôt que de vérité transcendante. Ces monochromes sont comme des fantômes de tableaux, des présences spectrales qui hantent l’histoire de l’art [11].

Cette dimension spectrale est particulièrement évidente dans ses “Knot Paintings” (1985), ces panneaux de contreplaqué où elle a peint les noeuds du bois en couleurs vives. Ces oeuvres jouent avec l’idée d’une nature qui serait toujours déjà codée, déjà marquée par des significations culturelles. Les noeuds du bois, ces “accidents” naturels, deviennent sous son pinceau des signes délibérés, des marques d’une intentionnalité artistique paradoxale puisqu’elle ne fait que souligner ce qui était déjà là [12].

Le travail de Levine nous invite ainsi à reconsidérer radicalement notre relation à l’histoire de l’art. Non pas comme un patrimoine à vénérer ou à rejeter, mais comme un champ de forces actives avec lesquelles il est possible d’entretenir des relations complexes et ambivalentes. Son oeuvre incarne ce que Rancière appelle le “malaise dans l’esthétique”, cette conscience aiguë des contradictions inhérentes à notre expérience contemporaine de l’art [13].

Car si Levine reprend des oeuvres modernistes, c’est aussi parce qu’elle entretient avec elles une relation d’amour critique. Comme elle l’a elle-même affirmé : “Je tente de faire s’effondrer les aspects utopiques et dystopiques du haut modernisme” [14]. Ce n’est pas une simple déconstruction cynique, mais plutôt un hommage ambigu, une façon de maintenir vivante une tradition tout en exposant ses limitations et ses angles morts.

Cette ambivalence est particulièrement visible dans “La Fortune (After Man Ray)” (1990), ces tables de billard luxueuses inspirées d’un tableau de Man Ray. En transformant une image surréaliste en objets physiques somptueux, Levine brouille la frontière entre représentation et réalité, entre l’art comme critique de la marchandise et l’art comme marchandise de luxe. Ces tables incarnent parfaitement ce que l’artiste a appelé “cette zone curieuse où la marchandise rencontre le sublime” [15].

La force de Levine réside précisément dans sa capacité à maintenir ces contradictions sans chercher à les résoudre. Plutôt que de proposer une alternative utopique à l’art moderniste, elle choisit d’habiter ses ruines, de les explorer comme un archéologue explore une civilisation disparue. Ce faisant, elle nous invite à une relation plus complexe avec notre héritage culturel, ni vénération aveugle, ni rejet simpliste, mais une forme d’appropriation critique et créative.

Dans ses photographies d’après Rodchenko, ses “chevrons” d’après Mondrian, ou ses sculptures d’après Brancusi, Levine pratique donc un anachronisme méthodique, qui est une façon de faire dialoguer différentes temporalités artistiques, de créer des courts-circuits productifs entre passé et présent. Son travail nous montre que l’histoire de l’art n’est pas une progression linéaire vers toujours plus d’originalité, mais un champ de forces en constante reconfiguration.

L’oeuvre de Sherrie Levine nous invite à repenser fondamentalement notre relation à l’art et à son histoire. Plutôt que de chercher désespérément la nouveauté à tout prix, elle nous suggère qu’il est peut-être plus intéressant d’explorer les potentialités encore inexplorées du déjà-vu, du déjà-fait. Dans un monde saturé d’images, où l’injonction à l’originalité est devenue un cliché publicitaire, la stratégie de Levine apparaît étonnamment pertinente. Elle nous rappelle que la répétition n’est pas nécessairement stérile, qu’elle peut être, au contraire, le site d’une différence subtile mais décisive.

Alors la prochaine fois que vous contemplerez une oeuvre de Sherrie Levine, que ce soit ses photographies après Walker Evans, ses fontaines de bronze, ou ses monochromes numériques, souvenez-vous que vous n’êtes pas simplement face à une copie, mais face à un questionnement profond sur ce que signifie faire de l’art aujourd’hui. Un questionnement qui n’a rien perdu de sa pertinence ni de sa force subversive.


  1. Douglas Crimp, “Pictures”, October, Vol. 8 (Spring, 1979).
  2. Janet Malcolm, “A Girl of the Zeitgeist”, The New Yorker, October 20, 1986, cité dans Howard Singerman, Art History, After Sherrie Levine (Berkeley: University of California Press, 2012).
  3. Sherrie Levine, interviewée par Martha Buskirk, October, Vol. 70 (Autumn, 1994).
  4. Michel Foucault, “Qu’est-ce qu’un auteur ?”, Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, n° 3, juillet-septembre 1969.
  5. Eleonora Milani, “Sherrie Levine: A Matter of Indiscernibility”, Flash Art, 2016.
  6. Jacques Rancière, “Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien”, L’Inactuel, n° 6, 1996.
  7. Jacques Rancière, Le Partage du sensible : Esthétique et politique (Paris: La Fabrique, 2000).
  8. Howard Singerman, Art History, After Sherrie Levine (Berkeley: University of California Press, 2012).
  9. Craig Owens, “The Discourse of Others: Feminists and Postmodernism”, dans The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, Hal Foster (ed.) (Port Townsend: Bay Press, 1983).
  10. Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé (Paris: La Fabrique, 2008).
  11. Roberta Smith, “Flattery (Sincere?) Lightly Dusted With Irony”, The New York Times, 10 novembre 2011.
  12. Hélène Trespeuch, “Sherrie Levine, de l’appropriationnisme au simulationnisme”, Marges, n° 17, 2013.
  13. Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique (Paris: Galilée, 2004).
  14. Sherrie Levine, interviewée par Martha Buskirk, October, Vol. 70 (Autumn, 1994).
  15. Ibid.

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Référence(s)

Sherrie LEVINE (1947)
Prénom : Sherrie
Nom de famille : LEVINE
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 78 ans (2025)

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