Écoutez-moi bien, bande de snobs, il faut qu’on parle de Robert Nava, ce peintre qui vous fait grimacer avec ses créatures délibérément mal exécutées, vous qui préférez sans doute les toiles lisses où l’habileté technique tient lieu de message. Arrêtez de lever votre petit nez en l’air face à ses monstres qui semblent tout droit sortis d’un cahier d’écolier. Regardez plutôt ce qui se passe vraiment sur ces toiles démesurées.
Nava, né en 1985 à East Chicago, diplômé de Yale avec un MFA en 2011, se fiche éperdument de votre approbation, et c’est précisément ce qui rend son oeuvre si électrisante. Ses anges, dragons, requins et créatures hybrides aux couleurs criardes peuplent des univers chaotiques qui réveillent notre capacité enfouie à créer des mythes. Contrairement à certaines étoiles montantes qui cherchent désespérément l’assentiment de la critique, Nava invite notre réprobation, s’en délecte même, comme un adolescent rebelle qui aurait découvert que le scandale est la forme suprême de la liberté.
Au premier regard, ses peintures semblent transgresser toutes les règles élémentaires du bon goût. Mais la dissonance qu’elles provoquent en nous n’est-elle pas similaire à celle ressentie par les premiers auditeurs du Sacre du Printemps (1913) de Stravinsky? Comme l’explique le musicologue Richard Taruskin, l’oeuvre de Stravinsky “n’était pas simplement dissonante, mais constituait un assaut délibéré contre les conventions établies” [1]. Nava opère cette même rupture dans le champ pictural contemporain, rejetant d’un geste presque violent l’esthétique léchée et techniquement irréprochable qui domine tant de galeries actuelles.
Ses coups de pinceau frénétiques et ses lignes au crayon gras évoquent immédiatement un art enfantin, mais se révèlent être le résultat d’un processus sophistiqué de désapprentissage. Après avoir maîtrisé les techniques académiques à Yale, Nava a consciemment travaillé à s’en défaire, comme un virtuose qui choisirait de jouer faux pour atteindre une vérité plus profonde. Cette démarche n’est pas sans rappeler celle de Jean Dubuffet, qui cherchait dans l’art brut une authenticité perdue. La différence fondamentale réside dans le fait que Nava est pleinement conscient de l’histoire de l’art qu’il choisit de transgresser.
La musique techno, que Nava écoute en peignant, infuse ses oeuvres d’une pulsation rythmique presque palpable. Lorsque j’observe ses tableaux comme Volcanic Angel (2020), je ne peux m’empêcher d’entendre le battement sourd et insistant d’une grosse caisse, accompagné de synthétiseurs stridents qui percent l’atmosphère. Ces anges incandescents qui émergent de fonds monochromes vibrants semblent bouger au rythme d’une rave cosmique. La zone de poésie qu’il ouvre n’est pas celle des symbolistes du XIXe siècle, mais celle d’une spiritualité underground contemporaine où les DJ sont les nouveaux chamans.
La symbolique du feu revient constamment dans ses oeuvres, notamment dans sa série d’anges volcaniques. Ce motif rappelle étrangement les réflexions du poète Arthur Rimbaud sur l’illumination et la voyance par le “dérèglement de tous les sens”. Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Rimbaud affirmait que “le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens” [2]. Cette vision du poète comme voyant trouve un écho saisissant dans la démarche de Nava qui, par un processus simultané de construction et de déconstruction, parvient à créer des images qui nous transportent vers un ailleurs mythologique.
Dans Night and Day Separator (2021), Nava nous présente une créature hybride dont la fonction cosmique est inscrite dans le titre même. Cette entité aux yeux multiples, flottant dans un espace indéfini, semble incarner le passage du temps primordial. La qualité brute du trait rappelle les hiéroglyphes ou les peintures rupestres, mais s’en distingue par l’utilisation d’un vocabulaire visuel contemporain, imprégné de références aux jeux vidéo et aux dessins animés. Cette fusion temporelle crée une nouvelle mythologie syncrétique qui transcende les époques.
Contrairement aux abstractions aseptisées qui tapissent tant de foires d’art contemporain, les peintures de Nava ne cachent pas leur processus de création. Chaque marque, chaque gribouillage, chaque éclaboussure est laissée visible, créant une surface stratifiée où le spectateur peut reconstruire la chorégraphie frénétique de l’artiste. Comme l’écrivait Rimbaud, “j’assistais à l’éclosion de ma pensée : je la regardais, je l’écoutais”. Nava nous invite à ce même type d’observation active, à suivre les traces de sa pensée visuelle en formation.
Sa pratique du dessin quotidien, presque rituelle, nourrit constamment son imaginaire. Ces croquis préparatoires, réalisés dans des carnets, constituent la matière première de ses toiles monumentales. Cependant, au moment de peindre, Nava se libère des contraintes de la reproduction fidèle pour laisser place à l’imprévisible. Il affirme d’ailleurs que certaines de ses peintures ont été réalisées en quelques secondes seulement, un record de 27 secondes pour l’une d’entre elles. Cette rapidité d’exécution rappelle l’écriture automatique des surréalistes, mais sans leur prétention théorique.
L’univers visuel de Nava puise dans un réservoir éclectique d’influences : peintures rupestres préhistoriques, art égyptien, dessins animés, jeux vidéo comme Castlevania. Ses créatures hybrides, mi-anges, mi-aliens, incarnent cette fusion entre culture ancestrale et imaginaire pop contemporain. Dans Half Angel, Half Alien 3 (2022), la figure céleste aux ailes dorées se dissout dans une masse abstraite de rose et de blanc, tandis qu’un oeil sphérique nous fixe, nous invitant à reconnaître l’étrangeté fondamentale de cette apparition.
Ce qui distingue véritablement Nava de ses contemporains, c’est son refus catégorique du cynisme ambiant. Dans un monde artistique dominé par l’ironie postmoderne et les références sans fin, ses peintures affichent une sincérité désarmante. Il ne peint pas des monstres pour déconstruire le concept de monstruosité ou pour faire un commentaire métacritique sur la peinture contemporaine, il les peint parce qu’ils l’habitent viscéralement, parce qu’ils sont les messagers d’une mythologie personnelle en constante évolution.
Dans Splash Cloud (2020), un requin flotte au-dessus de vagues stylisées, crachant ce qui pourrait être du sang ou du feu. Cette image, dans sa simplicité apparente, parvient à capturer l’essence même du mysticisme contemporain, un mysticisme qui ne cherche plus ses symboles dans les traditions religieuses établies, mais dans les profondeurs de notre inconscient collectif peuplé d’images médiatiques. Comme l’expliquait Rimbaud, “Je est un autre”. Chez Nava, cette altérité prend forme dans ces créatures qui semblent surgir d’un ailleurs intime et universel à la fois.
La musicalité de Rimbaud trouve un parallèle saisissant dans le rythme visuel des compositions de Nava. Tout comme le poète français recherchait la “couleur des voyelles” et assignait une couleur à chaque voyelle dans son célèbre sonnet “Voyelles”, Nava crée des symphonies chromatiques où chaque teinte vibre en résonance avec les autres. Ses fonds monochromes, bleus électriques, rouges sanglants, jaunes acides, ne sont pas de simples toiles de fond, mais des champs énergétiques qui dialoguent avec les figures qui les habitent.
La poésie de Rimbaud, comme la peinture de Nava, cherche à créer des ponts entre le visible et l’invisible, entre le tangible et le mythique. Lorsque Rimbaud écrit “J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse”, il évoque cette même capacité à transcender les limites du réel que l’on retrouve dans les compositions aériennes de Nava, où des créatures improbables flottent dans des espaces indéfinis.
La notion stravinskyenne de “primitivisme savant” s’applique parfaitement à l’oeuvre de Nava. Loin d’être une simple régression vers un état prélogique, ses peintures témoignent d’une connaissance approfondie de l’histoire de l’art qu’il choisit de transgresser. Comme le compositeur russe qui intégrait des éléments folkloriques dans des structures musicales complexes, Nava incorpore des références visuelles primitives dans un langage pictural sophistiqué. Le choc provoqué par ses oeuvres rappelle celui ressenti lors de la première du Sacre du Printemps en 1913, une rupture délibérée avec les conventions esthétiques dominantes.
Dans Devouring Sadness (2017), Nava nous présente une créature dont la bouche béante semble avaler une substance abstraite qui pourrait représenter la tristesse mentionnée dans le titre. Cette image, dans sa brutalité apparente, aborde la question universelle de la transmutation des émotions négatives. Comme Stravinsky qui explorait les rites sacrificiels dans sa musique, Nava explore les rituels intérieurs par lesquels nous tentons d’exorciser nos démons personnels.
Il y a dans les toiles de Nava une qualité proprement carnavalesque, au sens bakhtinien du terme, un renversement temporaire des hiérarchies établies, une célébration de l’irrévérence et du grotesque. Ses monstres aux proportions déformées, aux couleurs improbables, célèbrent la vitalité chaotique de l’existence, loin des représentations policées que privilégie l’art contemporain mainstream.
Le marché de l’art, toujours avide de nouveauté, s’est rapidement emparé de ces créatures inclassables. Ses peintures, qui se vendaient quelques milliers de dollars il y a quelques années, atteignent désormais des sommes à six chiffres dans les ventes aux enchères. Cette ascension fulgurante a déclenché les habituels soupçons dans le milieu, s’agit-il d’une mode passagère ou d’une contribution durable à l’art contemporain? Cette question me semble finalement moins intéressante que ce que nous révèle ce succès sur notre époque.
Si les oeuvres de Nava trouvent un tel écho aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’elles répondent à un besoin profond de réenchantement du monde. Dans une société saturée d’images techniquement parfaites mais émotionnellement vides, ses monstres imparfaits nous rappellent la puissance originelle de l’acte créateur, non pas reproduire le monde, mais en inventer un autre. En ce sens, Nava rejoint la vision rimbaldienne du poète comme “voleur de feu”, celui qui s’empare des forces primordiales pour forger de nouvelles mythologies.
Que l’on aime ou déteste l’oeuvre de Robert Nava, force est de constater qu’elle ne laisse personne indifférent. Et dans un paysage artistique souvent dominé par la tiédeur conceptuelle, cette capacité à provoquer des réactions viscérales constitue déjà une forme de victoire. Alors la prochaine fois que vous croiserez un de ses anges démembrés ou un de ses requins à la gueule disproportionnée, ne détournez pas le regard trop vite. Laissez-vous surprendre par cette nouvelle mythologie qui, comme le Sacre du Printemps en son temps, pourrait bien redéfinir notre relation à l’art contemporain.
Loin d’être un simple retour à l’enfance, les peintures de Nava nous invitent à redécouvrir cette capacité d’émerveillement que nous avons perdue en grandissant. Comme l’écrivait Rimbaud en 1870 dans son poème “Sensation” :
“Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.”
Cette fraîcheur de regard, cette capacité à s’abandonner aux sensations premières, voilà ce que nous offre l’oeuvre sauvage et poétique de Robert Nava.
- Taruskin, Richard. Stravinsky and the Russian Traditions: A Biography of the Works Through Mavra. University of California Press, 1996.
- Rimbaud, Arthur. Lettre du voyant à Paul Demeny, 15 mai 1871, in Oeuvres complètes. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972.
















