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Mardi 18 Novembre

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Le temps gravé de Stefan Osnowski

Publié le : 17 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Stefan Osnowski transforme la gravure sur bois en esthétique filigranée ultra-moderne. Dans ses oeuvres monumentales comme ‘Cordoama’, il capture un moment fugace mais éternel, exigeant une attention contemplative qui défie notre culture numérique d’images instantanées.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, dans l’univers aseptisé des galeries contemporaines où les toiles minimalistes se vendent au prix d’appartements parisiens, Stefan Osnowski pratique quelque chose de radicalement différent : il travaille passionnément avec le bois. Pas n’importe comment. Il transforme l’une des plus anciennes techniques de reproduction, la gravure sur bois, en une esthétique filigranée ultra-moderne qui semble presque numérique. Et c’est éblouissant !

Osnowski, l’un des trois lauréats du Luxembourg Art Prize en 2024, ce prestigieux prix international d’art contemporain, nous ramène aux fondamentaux tout en les propulsant vers l’avenir. À une époque où nous sommes inondés de centaines de photos sur Instagram chaque seconde que nous respirons, où la durée d’attention moyenne rivalise avec celle d’un poisson rouge cocaïnomane, cet artiste allemand basé à Lisbonne (Portugal) prend des mois pour créer une seule oeuvre. Il nous force à ralentir, à plisser les yeux devant ses créations comme un myope qui a perdu ses lunettes dans une tempête de sable.

Je me dois d’approfondir un premier fil conceptuel qui traverse son travail : la phénoménologie du temps dans notre culture numérique instantanée, que le philosophe sud-coréen vivant en Allemagne Byung-Chul Han analyse magistralement. Dans son ouvrage “Le Parfum du temps”, Han décrit notre époque comme souffrant d’une “dyschronie”, d’un temps qui “s’atomise en une simple séquence de présents” [1]. Cette atomisation est précisément ce qu’Osnowski combat à travers son processus artistique. Han écrit : “La vita contemplativa présuppose une capacité particulière d’attention, une perception lente et méditative” [2]. N’est-ce pas exactement ce qu’exige le travail d’Osnowski ? Ses oeuvres monumentales comme “Cordoama” (2018), représentant une vague rugissante qui s’élève vers l’observateur, capturent un moment fugace mais éternel, un instant entre deux états, liquide et gazeux, mouvement et immobilité.

La temporalité d’Osnowski est double : d’abord, il y a le temps de la création, laborieux, méditatif, artisanal, puis le temps de l’observation, qui requiert la même lenteur contemplative. Ses estampes vous glissent entre les doigts si vous les regardez avec l’impatience caractéristique de notre époque. Elles exigent une attention soutenue, un regard qui s’attarde, qui se déplace, qui recule et s’approche. C’est exactement ce que Han préconise comme remède à notre maladie temporelle contemporaine : “Le temps a besoin d’un ancrage, d’une architecture” [1]. Les gravures d’Osnowski construisent précisément cette architecture du temps.

Son oeuvre “Vadon” (2019) est particulièrement révélatrice à cet égard. Ce triptyque monumental de 250 x 375 cm représente une forêt qui semble à la fois émerger et se dissoudre. Vue de loin, on distingue clairement un paysage sylvestre ; de près, l’image se décompose en une grille abstraite de lignes soigneusement gravées. Cette double lecture visuelle est une parfaite métaphore de notre perception contemporaine du temps : de loin, nous voyons une continuité ; de près, nous ne percevons que des fragments déconnectés.

Le second fil conceptuel que je veux tisser avec vous concerne l’esthétique du sublime dans l’art contemporain. Osnowski réactualise le concept de sublime romantique à l’ère numérique. Rappelons-nous que le sublime, selon Edmund Burke et Emmanuel Kant, est cette expérience esthétique qui nous confronte à ce qui nous dépasse, nous effraie, nous écrase par sa grandeur. Dans l’art contemporain, ce sublime est souvent lié à notre expérience des technologies numériques et de leur apparente infinité mathématique, ces codes et algorithmes qui structurent invisiblement notre monde.

L’oeuvre d’Osnowski, particulièrement dans sa série “Entre” (2018), capture précisément ce sublime numérique par des moyens paradoxalement analogiques. Ses vagues océaniques immenses, ses ciels orageux, ses forêts denses évoquent directement le sublime romantique de Caspar David Friedrich, dont Osnowski est un admirateur déclaré. Mais sa technique transporte ce sublime dans notre présent technologique. En transformant des photographies numériques en codes binaires gravés dans le bois, un processus qui inverse complètement le flux habituel de l’analogique vers le numérique, Osnowski nous fait ressentir physiquement la tension entre ces deux mondes.

Regardez “Cordoama”, cette vague monumentale gravée en bleu Phthalo foncé. L’oeuvre nous rappelle “Le Moine au bord de la mer” de Friedrich, mais avec une différence fondamentale : chez Friedrich, le spectateur reste à distance du sublime ; chez Osnowski, la vague nous submerge, nous menace directement. Il n’y a plus de distinction sécurisante entre le sujet et l’objet. Cette fusion est intensifiée par la technique d’impression manuelle d’Osnowski : au lieu d’utiliser une presse mécanique, il frotte le papier sur le bloc de bois à l’aide de lentilles en verre pendant des heures, transformant l’impression en performance physique, en danse épuisante avec la matière.

Ce dialogue avec la matérialité est d’autant plus frappant à notre époque d’images dématérialisées. Quand Instagram nous propose 100 millions de nouvelles photos par jour, toutes lissées par les mêmes filtres, toutes visibles sur des écrans identiques, Osnowski nous rappelle qu’une image peut aussi être un objet, avec une texture, une profondeur, une présence physique. Ses estampes portent les traces de leur fabrication, les légères irrégularités dans l’encrage, les subtiles variations de pression, les imperceptibles défauts du bois. Elles résistent à la reproduction numérique parfaite parce qu’elles sont fondamentalement incarnées.

Dans sa série “Fractals” (2024), Osnowski pousse plus loin son exploration du code visuel. Ces oeuvres, notamment “Cantor-Menge”, font référence explicitement aux mathématiques du chaos et aux structures fractales. En gravant ces motifs mathématiques complexes dans le bois, Osnowski matérialise littéralement l’abstraction algorithmique. Il rend tangible l’intangible. C’est là toute la force de sa démarche artistique : rendre visible l’invisible structure mathématique qui sous-tend notre monde numérique.

Ce qui me plaît dans le travail d’Osnowski, c’est sa capacité à nous faire ressentir les tensions qui définissent notre époque : entre l’analogique et le numérique, entre l’instantané et le lent, entre l’artisanal et l’algorithmique. Ces tensions, Osnowski ne cherche pas à les résoudre, mais à les maintenir vivantes, vibrantes, comme des champs de force où l’art peut encore émerger. Il refuse la tentation du purement conceptuel (combien d’artistes aujourd’hui se contentent d’illustrer des théories !) tout comme il rejette le purement artisanal. Il travaille dans l’intervalle, dans l’entre-deux, comme le suggère le titre de sa série “Entre”.

Cette position est profondément politique, pas dans un sens partisan étroit, mais dans sa remise en question des structures temporelles dominantes. Han affirme que “la crise temporelle d’aujourd’hui n’est pas une accélération, mais une dyschronie, une atomisation du temps” [1]. En résistant à cette atomisation, en créant des oeuvres qui exigent une temporalité différente, plus contemplative, plus soutenue, Osnowski propose une forme de résistance esthétique.

Prenons “Waldflucht” (2019), cette immense forêt gravée (134 x 180 cm). Vue de près, l’image se dissout en une structure abstraite, une grille qui évoque autant le code informatique du film Matrix que l’écran tramé d’une vieille télévision. Osnowski joue ici sur notre perception même de la réalité. Il nous montre que toute représentation n’est qu’un système de codage, une convention que nous acceptons. La forêt n’est qu’une organisation particulière de lignes gravées dans le bois, tout comme notre perception numérique du monde n’est qu’une organisation particulière de pixels sur un écran.

Ce qui rend le travail d’Osnowski si pertinent aujourd’hui, c’est qu’il ne tombe jamais dans la nostalgie facile d’un retour à l’analogique. Il ne rejette pas le numérique ; il l’intègre, le digère, le transforme. Ses oeuvres ne sont pas contre la technologie, mais proposent plutôt une technologie alternative, une technique qui prend en compte le corps, la matière, le temps vécu. C’est ce que Han appelle “une temporalité plus profonde, qui résiste à l’atomisation” [1].

La série “Ikarische Landschaft” (2019) d’Osnowski est particulièrement éloquente à cet égard. Ces paysages en décomposition, où les structures se désintègrent, où les lieux disparaissent, évoquent la chute d’Icare, cette figure mythologique de l’hubris technologique. Mais Osnowski ne se contente pas d’illustrer une allégorie morale simpliste. Ses paysages icariens sont à la fois en dissolution et en formation, comme si la chute et l’envol étaient deux aspects du même mouvement.

Cette ambivalence est caractéristique de l’approche d’Osnowski face à notre culture numérique. Il ne la célèbre pas aveuglément, mais il ne la condamne pas non plus en bloc. Il nous invite plutôt à la considérer comme un matériau, comme le bois qu’il grave, avec ses veines, ses noeuds, ses résistances. Un matériau à travailler, à transformer, plutôt qu’une fatalité à subir.

Osnowski explore également les “non-lieux”, ces espaces de transit impersonnels (aéroports, autoroutes, centres commerciaux) que l’anthropologue Marc Augé a théorisés. Dans sa série “Passage” (2015-2016), il capture quatre secondes d’un trajet en voiture dans un tunnel urbain. Ces non-lieux, qui ne sont pas destinés à être habités mais traversés, deviennent sous son burin des espaces méditatifs, presque spirituels. Osnowski nous force à nous attarder là où nous ne faisons habituellement que passer.

Ce qui distingue Osnowski de tant d’artistes contemporains, c’est son refus de l’ironie facile, du cynisme désabusé, de la posture intellectuelle détachée. Son travail est d’une sincérité presque douloureuse. Quand il grave une vague, c’est après avoir passé des heures à contempler l’océan, après avoir même frôlé la mort lors d’une baignade à Praia do Cordoama au Portugal. Cette expérience vécue imprègne son oeuvre d’une intensité existentielle rare dans l’art contemporain.

Ce qui fait la grandeur d’Osnowski, c’est sa capacité à créer des oeuvres qui sont à la fois conceptuellement sophistiquées et viscéralement puissantes. Dans un monde de l’art souvent divisé entre un conceptualisme froid et un expressionnisme creux, il trace une troisième voie, plus exigeante mais infiniment plus gratifiante. Une voie où la pensée s’incarne et où la matière pense.

Alors oui, bande de snobs, quand vous irez voir le travail d’Osnowski, prenez votre temps. Éteignez vos téléphones. Rapprochez-vous, éloignez-vous. Laissez votre regard flotter sur ces surfaces gravées qui pulsent comme des organismes vivants. Et peut-être, juste peut-être, vous rappellerez-vous ce que c’est que de vraiment regarder quelque chose, de vraiment habiter le temps, de vraiment être présent au monde. Dans notre culture de l’attention fragmentée, c’est peut-être le cadeau le plus précieux qu’un artiste puisse nous offrir.


  1. Han, Byung-Chul. “Le Parfum du temps: Essai philosophique sur l’art de s’attarder sur les choses”, Éditions Circé, 2016.
  2. Han, Byung-Chul. “La Société de la fatigue”, Éditions Circé, 2014.
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Référence(s)

Stefan OSNOWSKI (1970)
Prénom : Stefan
Nom de famille : OSNOWSKI
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Allemagne

Âge : 55 ans (2025)

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