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Leon Tarasewicz : Repousser les limites en peinture

Publié le : 28 Avril 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Leon Tarasewicz transforme les espaces qu’il investit en environnements picturaux immersifs où la couleur devient une force vive. Ses installations monumentales brouillent les frontières entre peinture et architecture, invitant le spectateur à entrer physiquement dans l’oeuvre plutôt qu’à simplement la contempler.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Si vous n’avez jamais entendu parler de Leon Tarasewicz, c’est que vous vivez dans un monde artistique aussi étroit que l’échantillon de couleurs d’un magasin de bricolage bon marché. Je parle de ce peintre polonais d’origine biélorusse, cet artiste qui, depuis plusieurs décennies, refuse obstinément de rentrer dans les cases que le marché de l’art lui propose avec insistance.

Tarasewicz est ce génie discret qui s’est installé dans son village natal de Waliły, près de Białystok, à la frontière biélorusse, comme pour narguer les capitales artistiques européennes qui courtisent les artistes comme des prédateurs. Il élève des poules à crête rare pendant que ses toiles voyagent dans les plus grands musées du monde. Cette contradiction n’est pas un détail pittoresque, c’est la clé pour comprendre l’essence même de son art.

Ce qui frappe d’abord chez Tarasewicz, c’est cette radicalité dans l’approche de la couleur. Ses tableaux explosent de teintes vives qui semblent pulser comme si elles étaient dotées d’une vie propre. Rouge, jaune, bleu, vert, pas les nuances subtiles et prétentieuses des faiseurs de tendances, non. Des couleurs primaires, fondamentales, directes comme un coup de poing dans l’estomac de l’académisme.

Sa technique est obsessionnelle. Ces lignes parallèles, ces motifs répétitifs qui pourraient sembler monotones sous d’autres pinceaux, deviennent chez lui des paysages abstraits d’une puissance vertigineuse. Quand il peint des champs labourés, des troncs d’arbres ou des oiseaux en vol, il ne cherche pas à les représenter au sens traditionnel, mais à capturer leur essence rythmique, leur mouvement perpétuel.

L’art de Tarasewicz s’enracine profondément dans l’observation de la nature, mais il transcende la simple représentation. Il absorbe le paysage de sa région natale, le digère, puis le recrache sous forme de structures colorées qui défient toute narration. “Je remarque souvent des motifs de couleurs incroyables dans la nature,” confie-t-il. “J’aimerais pouvoir combiner le bleu et le vert d’une façon qui donnerait cet effet presque lumineux” [1]. Cette quête de la luminosité, de l’intensité chromatique, est au coeur de sa démarche.

Mais Tarasewicz n’est pas un peintre de chevalet ordinaire. Il a rapidement compris les limites du cadre traditionnel. Dès le milieu des années 1980, ses peintures ont commencé à déborder, à envahir l’espace. “Mon rêve serait que les peintures prennent un contrôle absolu sur le spectateur, faisant disparaître son environnement,” écrit-il. “Ma peinture, libérée de tout encadrement, pourrait alors s’étendre, sans contrainte, attirant le spectateur en elle” [2].

Ce désir d’immersion totale l’a conduit à créer des installations monumentales où le spectateur ne contemple plus la peinture, mais entre littéralement en elle. Au Château d’Ujazdowski à Varsovie, à la Biennale de Venise en 2001, ou dans les espaces publics comme la Plaza Real de Barcelone, Tarasewicz transforme des salles entières en environnements picturaux. Le sol, les murs, les piliers, tout devient support pour sa vision expansive de la peinture.

En 2006, lorsqu’il recouvre l’escalier monumental de la Galerie Nationale d’Art Zachęta à Varsovie d’éclaboussures multicolores, il ne s’agit pas d’un simple geste provocateur. Il force le spectateur à marcher sur sa peinture, à devenir physiquement partie intégrante de l’oeuvre. La frontière entre l’observateur et l’observé s’effondre, tout comme celle entre la nature représentée et l’artifice de la représentation.

Ce qui rend Tarasewicz si important dans le paysage artistique contemporain, c’est sa foi inébranlable dans le pouvoir de la peinture à une époque où ce médium a été maintes fois déclaré mort. “La peinture a été et reste un test décisif de l’état de la société”, affirme-t-il avec une conviction têtue. “Si la peinture devait périr, toute la civilisation tomberait très rapidement en déclin” [3]. Cette déclaration peut sembler grandiloquente, mais elle révèle une vérité essentielle sur la vision de Tarasewicz : pour lui, la peinture n’est pas un simple médium artistique, c’est une forme de résistance culturelle.

Sa position singulière dans l’histoire de l’art polonais mérite qu’on s’y attarde. Formé à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie dans le studio de Tadeusz Dominik au début des années 1980, il émerge à une période où la Pologne est secouée par des bouleversements politiques et sociaux. Alors que beaucoup d’artistes de sa génération se tournent vers une expression nouvelle imprégnée de commentaires politiques directs, Tarasewicz choisit une voie différente, plus subtile mais non moins subversive.

Sa revendication de ses racines biélorusses et son engagement pour la culture de cette minorité en Pologne ne sont pas des notes de bas de page dans sa biographie. Ils informent profondément sa pratique artistique, qui peut être lue comme une méditation sur les frontières, l’identité et l’appartenance. En 1999, il refuse le Prix d’Art du Président de Białystok en protestation contre les politiques des autorités locales qui, selon lui, attisaient le conflit entre les communautés polonaise et biélorusse. Son art devient ainsi un espace de négociation identitaire, où les lignes nettes qui divisent les territoires sur les cartes politiques se dissolvent dans des champs de couleur fluides.

L’héritage de l’art orthodoxe, avec sa richesse chromatique et sa spiritualité liée à la lumière, constitue une influence majeure pour Tarasewicz. Enfant, il a été profondément marqué par les polychromies de Jerzy Nowosielski et Adam Stalony-Dobrzański dans l’église orthodoxe de Gródek. Cette filiation avec Nowosielski, lui-même un géant de la peinture polonaise qui naviguait entre l’abstraction et l’iconographie sacrée, offre une clé de lecture importante pour comprendre la dimension presque rituelle de l’oeuvre de Tarasewicz.

Mais au-delà de ces références culturelles spécifiques, son travail dialogue avec les grands courants de l’histoire de l’art occidental. On perçoit des échos du post-impressionnisme dans son traitement émotionnel de la couleur, des résonances avec l’expressionnisme abstrait américain dans sa conception de la peinture comme champ d’action, et une affinité avec l’unisme polonais dans sa recherche d’une surface picturale organiquement unifiée.

Ce qui distingue Tarasewicz, c’est sa capacité à synthétiser ces influences diverses dans un langage visuel immédiatement reconnaissable. Ses bandes de couleur régulières sont devenues sa signature, tout comme sa façon de traiter l’espace comme une extension naturelle de la toile. Cette cohérence formelle n’est pas le fruit d’une formule facile, mais d’une investigation rigoureuse et continue des possibilités de la peinture.

La littérature et la peinture entretiennent des relations complexes depuis des siècles, mais chez Tarasewicz, cette relation prend une tournure particulière, presque paradoxale. Son rejet catégorique de la narration, son refus même de titrer ses oeuvres peuvent être interprétés comme une position littéraire en négatif. Il crée un art qui résiste à la traduction verbale, qui échappe délibérément au piège des mots. Comme l’écrit le critique d’art à propos de son oeuvre : “L’oeuvre de Leon Tarasewicz défie la description et l’analyse. Les mots et le langage sont inadéquats face au monde étranger de la peinture dont le sujet est la peinture, une peinture dépourvue de narration, mais non détachée de la réalité” [4].

Cette méfiance envers le langage verbal rappelle la position de certains poètes modernistes qui cherchaient à libérer les mots de leur fonction référentielle pour explorer leur matérialité pure. Tarasewicz fait quelque chose de similaire avec la couleur et la forme, les affranchissant de leur rôle descriptif pour les laisser exister comme des entités autonomes. Il y a là une poétique du silence, un refus éloquent de l’anecdote qui résonne avec la tradition de la poésie concrète ou visuelle.

La relation entre l’architecture et la peinture constitue un autre axe fondamental dans l’oeuvre de Tarasewicz. Ses interventions monumentales transcendent la distinction traditionnelle entre ces deux disciplines. Quand il peint directement sur les murs d’une galerie, couvrant l’espace du sol au plafond, ou quand il crée des parcours labyrinthiques comme celui de la place des Artistes à Kielce en 2011, il adopte une approche presque architecturale de la couleur.

Son installation de 2003 au Centre d’Art Contemporain du Château d’Ujazdowski à Varsovie, où il a construit une structure complexe couvrant la majeure partie de l’espace d’exposition, composée d’imitations de murs, de corridors et de ponts recouverts de ciment coloré, illustre parfaitement cette fusion des disciplines. L’architecture devient support de la peinture, et la peinture restructure l’expérience architecturale. Le spectateur ne regarde plus passivement un tableau accroché au mur, mais navigue physiquement dans une composition spatiale où la couleur définit et transforme l’espace.

Cette dimension architecturale de son travail est particulièrement évidente dans son projet “Art For a Place: Modry” pour le Musée de Silésie à Katowice en 2015, une tour en bois de plusieurs tonalités qui occupe tout le hall du bâtiment et fait référence à un chevalement de mine. Ici, Tarasewicz dialogue directement avec l’histoire industrielle de la région, créant un monument abstrait qui évoque la mémoire collective sans tomber dans l’illustration littérale.

La position de Tarasewicz face à l’histoire de l’art est à la fois respectueuse et iconoclaste. Il reconnaît sa dette envers les maîtres anciens et les mouvements comme le colorisme et l’unisme polonais, mais refuse de se laisser enfermer dans une tradition figée. Sa pratique est ancrée dans une conviction profonde : “Je crois que l’art reflète toujours un lieu et un temps. C’est inhérent au processus créatif, bien qu’un artiste n’en soit pas toujours conscient, pas conscient de cette relation. Il n’y a rien dans mes peintures qui ne fasse pas référence à la réalité” [5].

Cette affirmation peut sembler paradoxale venant d’un artiste dont les oeuvres sont souvent perçues comme abstraites, mais elle révèle la nature profondément phénoménologique de son approche. Pour Tarasewicz, l’abstraction n’est pas une fuite de la réalité, mais une tentative de saisir ses structures sous-jacentes, ses rythmes essentiels, sa lumière fondamentale.

Les dernières évolutions de son travail confirment cette quête continue de nouvelles formes d’expression picturale. Ses boîtes lumineuses en Plexiglas exposées à la Galerie Ego à Poznań en 2016 représentent une nouvelle exploration de la relation entre couleur et lumière. Ces objets picturaux lumineux, dont la perception dépend de multiples facteurs (heure de la journée, position du spectateur, capacités visuelles individuelles), poussent encore plus loin sa réflexion sur la nature de la perception visuelle. Comme le décrit la galerie : “Plus nous regardons ces oeuvres et y réfléchissons, plus nous remarquons de choses à leur sujet, et leur surface plastique fond devant nos yeux, révélant des couches et des reflets successifs” [6].

Son exposition “Jerozolima” (Jérusalem) à la Galerie Foksal en 2018, inspirée par sa visite dans la ville éponyme, marque également une évolution significative. L’espace de la galerie était rempli d’une composition créée à partir d’intenses lumières jaunes. Le jaune, couleur rare dans l’histoire de la peinture polonaise, acquiert ici une signification métaphorique : “Le jaune et ses diverses nuances sont les couleurs de la lumière. Dans le christianisme, Dieu est la lumière qui pénètre l’âme. Jérusalem est une ville sainte pour trois religions monothéistes” [7]. Cette installation pose des questions profondes sur la nature de la foi, l’unité divine et les divisions religieuses, montrant comment la couleur peut devenir un véhicule pour une réflexion théologique et philosophique.

Quand on considère l’ensemble de l’oeuvre de Tarasewicz, ce qui frappe, c’est son refus catégorique de la complaisance. Il aurait pu facilement capitaliser sur une formule esthétique reconnaissable, produisant des variations infinies de ses compositions à bandes colorées pour satisfaire un marché avide. Au lieu de cela, il a constamment poussé les limites de sa pratique, remettant en question non seulement les conventions de la peinture, mais aussi celles de la relation entre l’oeuvre, l’espace et le spectateur.

Professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie depuis 1996, il transmet aux nouvelles générations cette éthique de l’expérimentation rigoureuse. Son influence sur la scène artistique polonaise est considérable, non seulement par son propre travail, mais aussi par son rôle de mentor et de défenseur d’une conception exigeante de l’art.

Les multiples distinctions qu’il a reçues, le Prix Passport de Polityka (2000), le Prix Jan Cybis (2000), la Médaille d’Argent Gloria Artis pour le Mérite à la Culture (2005), la Croix de Chevalier de l’Ordre Polonia Restituta (2011), le doctorat honorifique de l’Université de Białystok (2022), attestent de la reconnaissance institutionnelle de son importance. Mais ce qui compte vraiment, c’est l’impact de son art sur ceux qui l’expérimentent directement.

Car l’art de Tarasewicz est avant tout une expérience. Non pas une expérience anecdotique, du type “J’ai vu une exposition de Tarasewicz”, mais une rencontre physique, sensuelle, presque charnelle avec la couleur comme substance vivante. Quand il recouvre le sol de la chapelle de la Sainte-Trinité à Lublin de carrés multicolores, il ne s’agit pas simplement d’une intervention esthétique, mais d’une transformation radicale de notre relation à l’espace sacré.

Tarasewicz nous rappelle que la peinture n’est pas “juste un pinceau et de la peinture. C’est un élément coloré avec lequel nous créons des illusions. Il en était ainsi dans le passé, et il en est ainsi aujourd’hui” [8]. Cette conception de la peinture comme pratique illusionniste millénaire, qui transcende les modes et les mouvements, est profondément ancrée dans sa vision artistique.

Ce qui fait de Leon Tarasewicz une figure si importante dans l’art contemporain, c’est sa capacité à maintenir une pratique picturale radicalement cohérente dans un monde artistique obsédé par la nouveauté superficielle. Il prouve que l’innovation véritable ne consiste pas à sauter d’un médium à l’autre au gré des tendances, mais à explorer inlassablement les possibilités d’un langage visuel personnel.

Dans un paysage culturel de plus en plus dominé par l’éphémère et le spectaculaire, Tarasewicz défend une conception de l’art comme engagement à long terme avec la matière, l’espace et la perception. Ses champs de couleur vibrants continuent de pulser avec une intensité qui défie le temps, nous rappelant que la peinture, loin d’être une relique du passé, peut encore être le site d’expériences esthétiques transformatrices.

Alors, la prochaine fois que vous croiserez une oeuvre de Tarasewicz, ne vous contentez pas de la regarder distraitement avant de passer à la suivante. Prenez le temps de vous y immerger complètement, de laisser la couleur envahir votre champ de vision et de sentir le rythme de ses motifs résonner en vous.


  1. Culture.pl, “Leon Tarasewicz”, fiche de l’artiste
  2. InGart.pl, “Leon Tarasewicz”
  3. Culture.pl, Op. cit.
  4. Labiennale.art.pl, “To Paint”, 2001, commissaire d’exposition : Aneta Prasał-Wiśniewska.
  5. Culture.pl, Op. cit.
  6. Culture.pl, Op. cit.
  7. Culture.pl, Op. cit.
  8. Culture.pl, Op. cit.
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Référence(s)

Leon TARASEWICZ (1957)
Prénom : Leon
Nom de famille : TARASEWICZ
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Pologne

Âge : 68 ans (2025)

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