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Les têtes silencieuses de Jaume Plensa

Publié le : 25 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Dans les oeuvres monumentales de Jaume Plensa, la fusion entre matérialité sculpturale et poésie littéraire crée des espaces de contemplation qui défient notre perception de l’art public et humanisent nos environnements urbains.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, j’en ai marre de ce cirque aseptisé autour de l’art contemporain ! Si vous avez visité une grande ville ces dernières années, vous avez forcément croisé une de ces têtes démesurées de Jaume Plensa. Vous savez, ces visages oblongs de jeunes filles aux yeux fermés, surgissant du sol comme des apparitions oniriques, blanches et lisses comme des oeufs cosmiques. Elles sont partout : Chicago, New York, Montréal, Jérusalem, Rio, Calgary, Antibes… Comme les Starbucks ou les boutiques Zara, impossible d’y échapper. La mondialisation sculpturale a trouvé son champion catalan.

Mais qu’est-ce qui se cache derrière cette invasion pacifique de visages méditatifs ? Pourquoi le monde entier s’arrache ces sculptures monumentales qui défient notre perception ? Et comment Plensa est-il passé du statut d’artiste de galerie à celui de star internationale de l’art public ? J’ai passé des années à observer son travail évoluer, et je dois l’admettre : sous l’apparente simplicité formelle de ses créations se cache une profondeur conceptuelle qui mérite qu’on s’y attarde.

En tant que critique, j’ai toujours été méfiant face aux artistes qui rencontrent un succès commercial aussi fulgurant. Quand tout le monde s’extasie, je cherche la faille. Quand les maires et les milliardaires se bousculent pour commander une oeuvre, je flaire le conformisme. Mais avec Plensa, c’est différent. Son travail possède cette rare qualité de pouvoir satisfaire les foules tout en conservant une véritable intégrité artistique.

Ce qui frappe d’abord chez Plensa, c’est sa capacité à transformer l’espace public en lieu de contemplation collective. Dans un monde saturé d’écrans et de notifications, ses sculptures nous invitent à ralentir, à respirer, à nous reconnecter avec notre silence intérieur. Prenez la “Crown Fountain” à Chicago (2004), cette installation interactive où mille visages de citoyens ordinaires apparaissent sur deux tours de verre de 15 mètres, crachant périodiquement de l’eau comme des gargouilles high-tech. Le génie de Plensa est d’avoir transformé un espace urbain anonyme en agora contemporaine, où les enfants jouent dans l’eau pendant que les adultes contemplent ces visages monumentaux. L’art public n’est plus un simple ornement urbain, mais devient le catalyseur d’une véritable expérience communautaire.

Cette dimension sociale et politique de l’oeuvre de Plensa nous conduit à explorer sa relation avec l’architecture, premier thème que je souhaite approfondir. Car si l’architecture domine traditionnellement l’espace urbain, Plensa parvient à créer un contrepoint poétique à cette monumentalité. Comme il l’explique lui-même : “Les oeuvres d’art sont comme un petit David face à un Goliath architectural gigantesque” [1]. Dans notre monde contemporain, les véritables monuments sont devenus architecturaux ; ce sont les gratte-ciel, les centres commerciaux, les aéroports qui définissent le paysage urbain. Dans ce contexte, l’artiste n’a plus à commémorer, c’est ce que font les architectes, mais à humaniser l’espace, à lui redonner une échelle humaine.

À Calgary, son oeuvre “Wonderland” (2012) dialogue brillamment avec l’immense tour The Bow conçue par Norman Foster. Face à ce géant de verre et d’acier, Plensa a installé une tête filaire de 12 mètres que les visiteurs peuvent traverser. “Je n’étais pas le moins du monde intéressé par la relation avec l’échelle du bâtiment”, raconte l’artiste. “Je voulais une relation avec les gens” [2]. Cette sculpture devient ainsi un refuge poétique qui protège “les petites fourmis que nous sommes devenus autour de ces bâtiments gigantesques qui nous écrasent” [3]. L’art reprend son rôle premier : donner aux gens les outils pour se sentir à nouveau humains dans un environnement qui les dépasse.

L’architecture contemporaine a perdu sa fonction essentielle d’embrasser l’humain, de créer des espaces à notre mesure. Les bâtiments de verre interchangeables qui composent nos skylines sont devenus des machines à profit, des symboles de pouvoir corporatif plutôt que des lieux de vie. Face à cette déshumanisation, les sculptures de Plensa apparaissent comme des actes de résistance douce, réintroduisant l’intime dans l’espace public. Quand il installe “Julia” (2018) sur la Plaza de Colón à Madrid, l’artiste affirme avoir “introduit le concept de tendresse” dans ce lieu inhospitalier. Une notion qui pourrait sembler absurde dans l’espace public, mais qui transforme radicalement notre expérience de la ville.

Cette tension entre monumentalité et intimité se retrouve dans toute l’oeuvre de Plensa. Ses sculptures monumentales ne cherchent pas à nous écraser par leur taille, mais à créer des espaces de recueillement au coeur du chaos urbain. Contrairement à Richard Serra dont les structures d’acier dominent et désorientent le spectateur, les créations de Plensa nous enveloppent, nous invitent à la contemplation. Comme le souligne l’historien de l’art Peter Murray, “Plensa est un artiste très intéressant car il est fermement ancré dans le camp conceptuel, mais la fabrication des oeuvres est également très importante” [4]. Ce n’est ni un pur conceptualiste ni un simple formaliste, mais un artiste qui comprend le pouvoir du matériau pour transmettre des idées.

Prenons maintenant un virage vers le second thème que je veux explorer : la littérature, qui irrigue profondément l’oeuvre de Plensa. L’artiste ne cache pas son amour pour les mots et les textes. Son père était un grand lecteur, et lui-même se définit comme un amoureux de la poésie. “Shakespeare est la meilleure définition de la sculpture”, affirme-t-il en citant le soliloque “Sleep no more” de Macbeth. “Vous travaillez toujours avec des éléments physiques. Vous touchez, touchez toujours. Mais vous ne pouvez pas le décrire” [5]. Cette impossibilité de décrire l’expérience sculpturale rejoint la quête poétique de dire l’indicible.

Les lettres et les mots sont omniprésents dans l’oeuvre de Plensa. Ses figures humaines faites d’alphabets entrelacés comme “Nomade” (2010) à Antibes ou “Source” (2017) à Montréal sont de véritables corps-textes, des enveloppes charnelles constituées de signes linguistiques. Pour Plensa, les lettres sont comme des cellules biologiques qui ont besoin des autres pour communiquer et créer des mots, inventer des langages et façonner des cultures. Ce n’est pas un hasard s’il utilise des alphabets de multiples langues (hébreu, latin, grec, chinois, arabe, russe, japonais, cyrillique, hindou) dans ses sculptures. Ces alphabets deviennent les briques d’un langage universel, transcendant les barrières culturelles.

Dans “Glückauf?” (2004), Plensa utilise le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qu’il considère comme “l’un des plus beaux poèmes de tous les temps” [6]. Les lettres métalliques suspendues s’entrechoquent pour produire une musique aléatoire, transformant ces mots fondateurs en une symphonie fragile et mouvante. L’installation n’est complète que lorsque le spectateur s’y engage, fait résonner les lettres, devient un interprète actif de ce “poème universel”. La littérature n’est plus seulement un texte à lire, mais une expérience sensorielle complète, tactile et sonore.

Cette fusion entre littérature et sculpture évoque le concept de “livre total” rêvé par Stéphane Mallarmé, où la dimension physique du texte, sa mise en page, sa typographie deviennent aussi importantes que son contenu sémantique. Mallarmé voyait le livre comme un “instrument spirituel”, capable de transformer le lecteur par une expérience à la fois intellectuelle et sensuelle. Les sculptures-textes de Plensa fonctionnent de façon similaire : elles nous invitent à habiter physiquement le langage, à entrer littéralement dans les mots. “Les mots sont les briques avec lesquelles la pensée est construite”, explique l’artiste [7].

Cette matérialisation de la littérature trouve son apogée dans les installations où Plensa crée des “abris poétiques” dans lesquels le visiteur peut entrer. À Ogijima, petite île japonaise, son “Ogijima’s Soul” (2010) est un pavillon couvert d’alphabets du monde entier où les villageois se rassemblent chaque soir. La structure, reflétée dans l’eau, forme symboliquement une huître, hommage à la mer comme pont entre toutes les cultures. La littérature n’est plus enfermée dans les livres mais devient architecture, espace habitable, lieu de rassemblement communautaire.

La figure du poète américain William Blake hante également l’oeuvre de Plensa. Son installation “Rumor” (1998) s’inspire directement des vers du “Mariage du Ciel et de l’Enfer” de Blake : “La citerne contient, la fontaine déborde” et “Une pensée remplit l’immensité”. Une goutte d’eau tombe régulièrement sur une plaque de bronze, matérialisant soniquement ces vers. Blake, poète-graveur qui intégrait texte et image dans ses “livres illuminés”, partage avec Plensa cette volonté de créer une oeuvre totale qui engage tous les sens. Tous deux cherchent à rendre visible l’invisible, à donner forme aux idées, à créer des ponts entre le matériel et le spirituel.

Cette dimension littéraire se retrouve jusque dans les portraits monumentaux qui ont fait la renommée mondiale de Plensa. Ces têtes étirées aux yeux fermés sont comme des pages blanches sur lesquelles chacun peut projeter ses propres rêves et pensées. Elles incarnent ce que l’artiste appelle “la poésie du silence”, un état méditatif où le bruit du monde s’estompe pour laisser place à notre voix intérieure. Pour “Echo” (2011), installée à Madison Square Park à New York, Plensa s’est directement inspiré de la nymphe de la mythologie grecque, condamnée par Zeus à répéter les paroles des autres. “Beaucoup de fois nous parlons et parlons”, explique l’artiste, “mais nous ne sommes pas sûrs de parler avec nos propres mots ou de répéter simplement des messages qui sont dans l’air” [8].

C’est là que réside toute l’ambivalence de l’oeuvre de Plensa. D’un côté, ses sculptures incarnent une forme d’universalisme humaniste, célébrant ce qui nous unit par-delà les différences culturelles. De l’autre, elles interrogent notre capacité à penser par nous-mêmes dans un monde saturé d’informations. Sommes-nous encore capables d’entendre notre propre voix ? Quand il installe “Water’s Soul” (2021) face à Manhattan, cette gigantesque tête blanche au doigt posé sur les lèvres, il ne demande pas à la ville de se taire, mais nous invite à faire silence pour mieux écouter “le son de l’eau”, cette nature que nous avons oubliée au profit de la modernité urbaine.

On pourrait facilement rejeter ces oeuvres comme de simples totems New Age, des sculptures Instagram-friendly destinées à être photographiées par les touristes. Mais ce serait passer à côté de leur véritable pouvoir. Dans notre culture de l’hypervisibilité et du bruit constant, ces visages aux yeux fermés nous rappellent l’importance du retrait, de l’introspection. Face à l’accélération technologique et à la surveillance généralisée, fermer les yeux devient un acte politique, une forme de résistance passive.

Le travail de Plensa soulève également des questions essentielles sur la fonction de l’art public aujourd’hui. Comment créer des oeuvres qui parlent à tous sans tomber dans la facilité ou le consensuel ? Comment transformer l’espace urbain en lieu d’expérience esthétique partagée ? À l’heure où tant d’art public semble médiocre ou décoratif, Plensa réussit ce tour de force : créer des oeuvres accessibles qui conservent leur puissance conceptuelle.

Certes, on peut critiquer la répétition de certaines formules. Ces têtes de jeunes filles semblent parfois trop sages, trop policées pour vraiment bousculer notre perception. On peut aussi s’interroger sur le choix systématique de sujets féminins préadolescents, qui pose question dans notre époque hyper-consciente des problématiques de genre et de représentation. Plensa justifie ce choix en invoquant “une tradition méditerranéenne dans laquelle les filles et les femmes sont les porteuses de mémoires” [9], mais cette explication semble parfois un peu courte face aux enjeux contemporains.

Néanmoins, il faut reconnaître à Plensa cette qualité rare : il a trouvé un langage sculptural immédiatement identifiable tout en conservant une réelle profondeur conceptuelle. Ses oeuvres fonctionnent à plusieurs niveaux : elles séduisent visuellement tout en ouvrant des espaces de réflexion philosophique sur notre rapport au langage, à l’espace public, à nous-mêmes.

Le paradoxe de Plensa, c’est d’être devenu un artiste global en célébrant précisément ce qui échappe à la globalisation : l’intériorité, le silence, la contemplation. Ses têtes monumentales sont comme des contrepoids à l’accélération du monde, des îlots de lenteur dans le flux continu des images et des informations. Elles nous rappellent que la véritable mondialisation n’est pas celle des marchandises ou des technologies, mais celle des rêves et des aspirations humaines.

Je reste convaincu que Plensa est l’un des rares sculpteurs contemporains à avoir trouvé un équilibre entre accessibilité et complexité, entre beauté formelle et engagement conceptuel. Dans un monde saturé d’art cynique et auto-référentiel, ses oeuvres osent parler d’espoir, de communion, de transcendance. Et si certains y voient de la naïveté, j’y vois plutôt un courage : celui de créer un art qui cherche sincèrement à nous réunir plutôt qu’à nous diviser.

Alors oui, bande de snobs, je l’affirme : Jaume Plensa est l’un des sculpteurs les plus importants de notre époque, non pas malgré son succès public, mais grâce à sa capacité à faire de ce succès un vecteur de sens et de beauté. Dans un paysage artistique souvent élitiste et hermétique, ses oeuvres nous rappellent que l’art peut encore nous rassembler, nous émouvoir collectivement, nous faire lever les yeux vers quelque chose qui nous dépasse. Et c’est peut-être ça, finalement, le plus grand tour de force : créer un art véritablement démocratique sans jamais sacrifier sa vision singulière.


  1. Entretien avec Jaume Plensa, Barcelona Metropolis, 2017.
  2. Propos recueillis par Ted C. Fishman, “At the Threshold of Forgotten Dreams: A Visit with Jaume Plensa”, New City, 2023.
  3. Entretien avec Jaume Plensa, Barcelona Metropolis, 2017.
  4. Peter Murray, directeur exécutif du Yorkshire Sculpture Park, cité dans “Monuments: The Poetry of Dreams”, The New York Times, 2011.
  5. Jaume Plensa, cité dans “Monuments: The Poetry of Dreams”, The New York Times, 2011.
  6. Entretien avec Jaume Plensa, Bonart, 2023.
  7. Jaume Plensa, cité dans “Discover Jaume Plensa Through 6 Iconic Pieces of Art”, Artika Books, 2020.
  8. Jaume Plensa, cité dans “Monuments: The Poetry of Dreams”, The New York Times, 2011.
  9. Propos recueillis par Ted C. Fishman, “At the Threshold of Forgotten Dreams: A Visit with Jaume Plensa”, New City, 2023.
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Référence(s)

Jaume PLENSA (1955)
Prénom : Jaume
Nom de famille : PLENSA
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Espagne

Âge : 70 ans (2025)

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