Écoutez-moi bien, bande de snobs : Lin Onus n’était pas seulement un peintre. Il était un terroriste culturel armé d’un pinceau et d’une ironie qui décapait les préjugés avec la précision d’un carrossier. Quand on contemple ses toiles hyperréalistes où des poissons aborigènes nagent sous les reflets de ciels européens, on comprend que cet homme avait compris quelque chose que le milieu artistique australien s’obstinait à ignorer : la beauté peut être subversive sans hurler, et la politique peut se glisser dans une goutte de rosée sur une feuille de nénuphar.
Né en 1948 d’un père Yorta Yorta, ce peuple aborigène australien appelé aussi Jotijota, et d’une mère écossaise communiste, Lin Onus incarnait déjà, par son existence même, cette hybridité culturelle qui deviendrait le coeur brûlant de son art [1]. Chassé de son lycée à quatorze ans pour des motifs racistes, il découvre la peinture par hasard dans l’atelier de son père, fabricant de boomerangs touristiques. Cette origine modeste, loin des salons feutrés des beaux-arts, forge chez lui une approche directe, presque brutale dans sa sincérité.
L’architecture de la mémoire fragmentée
L’oeuvre d’Onus dialogue intimement avec l’architecture contemporaine, non pas celle des bétons brutaux, mais celle de la mémoire brisée et de la reconstruction identitaire. Comme l’architecte Peter Zumthor qui travaille sur l’atmosphère et la sensorialité des espaces, Onus construit ses paysages aquatiques comme des édifices émotionnels où chaque reflet, chaque ondulation devient un élément structurel de l’expérience esthétique.
Ses célèbres séries des années 1990, notamment “Barmah Forest” (1994) et “Floodwater ‘Woorong Nucko'” (1995), fonctionnent selon une logique architecturale de stratification. Les couches picturales s’accumulent comme des sédiments visuels : la surface de l’eau réfléchit les eucalyptus rouges, tandis que les poissons ornés de rarrk évoluent dans les profondeurs. Cette superposition n’est pas fortuite ; elle reproduit la structure même de la mémoire aborigène, où le temps du Rêve se superpose au temps colonial sans jamais s’y dissoudre.
L’artiste emprunte aux principes de l’architecture déconstructiviste cette idée que la forme peut exprimer la fragmentation sans sombrer dans le chaos. Ses fameux morceaux de puzzle manquants dans “Barmah Forest” évoquent les espaces lacunaires de Daniel Libeskind au Musée juif de Berlin. Chez Onus comme chez Libeskind, l’absence devient présence, le vide raconte l’histoire des violences indicibles. Mais là où l’architecte use du zinc et du béton, le peintre aborigène déploie des transparences aquatiques qui transforment la blessure en beauté hypnotique.
Cette approche architecturale se manifeste aussi dans ses installations sculptées. “Fruit Bats” (1991), cette centaine de chauves-souris en fibre de verre suspendues à un étendoir Hills Hoist, révèle son génie de l’espace. Il transforme l’arrière-cour australienne, ce temple de l’intimité bourgeoise, en territoire hanté par les esprits précoloniaux. L’architecture domestique devient le théâtre d’une reconquête symbolique où les totems ancestraux reprennent possession de l’espace urbain. Comme un architecte invisible, Onus redessine les volumes familiaux en y injectant une présence sacrée qui perturbe l’ordre établi.
Ses paysages reflétés fonctionnent également comme des espaces architecturaux inversés. En peignant les arbres et le ciel dans l’eau plutôt qu’au-dessus, il crée des cathédrales liquides où le haut et le bas perdent leur hiérarchie coloniale. Cette inversion spatiale rappelle les expérimentations de l’architecte Lebbeus Woods sur les architectures gravitationnelles alternatives. Onus construit des espaces impossibles où la physique européenne cède le pas à la cosmogonie aborigène.
L’influence de l’architecture se lit encore dans sa gestion de la lumière. Comme Louis Kahn qui considérait la lumière naturelle comme matériau de construction, Onus sculpte ses reflets aquatiques avec une précision d’orfèvre. Chaque scintillement sur l’eau devient un point d’ancrage spatial, créant des architectures éphémères de pure luminosité. Ses poissons rayés de rarrk nagent dans ces cathédrales de lumière comme des habitants naturels d’un monde parallèle où les lois physiques obéissent aux règles du Temps du Rêve.
Cette dimension architecturale culmine dans sa série des bassins japonais peints lors de sa résidence au Fujin Kaikan Centre. Inspiré par l’architecture paysagère nippone, Onus transpose les codes esthétiques des jardins zen dans l’iconographie aborigène. Il crée des espaces contemplatifs où l’eau devient médium spirituel, pont entre les cultures. Ces oeuvres révèlent sa capacité à faire dialoguer les traditions architecturales du monde entier avec sa vision aborigène contemporaine.
En investissant l’espace pictural comme un architecte de l’invisible, Lin Onus ne se contente pas de peindre des paysages ; il édifie des territoires de réconciliation où les mémoires antagonistes trouvent un terrain d’entente fragile mais authentique [2]. Son architecture de l’émotion transforme chaque toile en chambre d’écho où résonnent les voix de ses ancêtres et celles de ses contemporains blancs, créant une acoustique inédite de la coexistence.
Les reflets baudelairiens de la modernité aborigène
Si l’architecture structure l’espace d’Onus, c’est la poésie qui en anime l’âme. Plus précisément, une poésie baudelairienne de la modernité urbaine transposée dans l’univers aborigène contemporain. Comme Charles Baudelaire captait la beauté inquiète du Paris haussmannien, Onus saisit l’étrangeté mélancolique de l’Australie postcoloniale où les cultures s’entremêlent sans se fondre.
Ses oeuvres procèdent par correspondances, ce principe cher au poète français selon lequel les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Chez Onus, les motifs traditionnels du rarrk dialoguent avec les techniques hyperréalistes occidentales, créant des synesthésies visuelles inattendues. Quand il peint “Portrait of Jack Wunuwun” (1988), les rayures cérémonielles qui s’échappent du pinceau de l’ancien créent une musique visuelle où chaque hachure devient note dans une partition interculturelle.
Cette poétique des correspondances atteint son apogée dans ses paysages aquatiques où se mêlent visible et invisible, surface et profondeur. Comme Baudelaire transformait les “tableaux parisiens” en révélations mystiques, Onus transfigure les billabongs australiens en miroirs de l’âme aborigène. Ses poissons ornementés qui nagent sous les reflets d’eucalyptus évoquent ces “vastes pensées” que Baudelaire voyait surgir “Du fond de l’obscurité”. L’artiste aborigène partage avec le poète français cette capacité à extraire l’éternel du transitoire, l’universel du particulier.
La modernité d’Onus emprunte aussi à Baudelaire cette fascination pour le spleen urbain, cette mélancolie propre aux déracinés. Quand il crée “Michael and I are just slipping down to the pub for a minute” (Michael et moi allons juste descendre au pub pour un moment) (1992), cette image d’un dingo chevauchant une raie dans une vague d’Hokusai, il exprime avec humour noir l’expérience de l’aborigène urbain pris entre deux mondes. L’ironie devient ici masque de la souffrance, exactement comme chez Baudelaire où le dandysme dissimule l’angoisse existentielle.
Ses installations sculptées révèlent également cette esthétique du choc baudelairien. “Fruit Bats” transforme l’ordinaire domestique en extraordinaire totémique avec cette soudaineté que Baudelaire appelait “l’éternel dans l’éphémère”. L’étendoir chargé de chauves-souris sacrées produit ce saisissement poétique que le poète recherchait dans ses “Fleurs du mal”. Onus, comme Baudelaire, comprend que la beauté moderne naît de la collision entre le prosaïque et le sublime.
La temporalité de ses oeuvres épouse également la logique baudelairienne du temps fragmenté. Ses paysages reflétés créent des instants suspendus où le passé aborigène affleure dans le présent colonial. Cette superposition temporelle évoque la “mémoire involontaire” que Baudelaire théorisait avant Proust. Chaque reflet aquatique devient madeleine visuelle réveillant la mémoire ancestrale endormie.
L’artiste aborigène partage enfin avec Baudelaire cette conviction que l’art doit témoigner de son époque sans s’y résigner. Quand il peint “Hovering till the Rains Come” (En suspens jusqu’à ce que les pluies arrivent) (1994), ces créatures marines planant au-dessus de terres arides, il transpose dans l’iconographie aborigène cette attente inquiète du changement que Baudelaire exprimait dans ses poèmes urbains. L’espoir et l’angoisse se mêlent dans une beauté trouble qui refuse les consolations faciles.
Onus développe ainsi une poétique de l’entre-deux qui rappelle les “Petits poèmes en prose” de Baudelaire. Ses oeuvres fonctionnent comme des poèmes visuels où chaque élément porte une charge symbolique multiple. La technique hyperréaliste devient prosopopée, donnant voix aux éléments naturels silencés par la colonisation. Les animaux totémiques parlent enfin leur langue dans un monde qui avait oublié de les écouter.
Cette dimension poétique transforme chaque oeuvre d’Onus en “fleur du mal” contemporaine, beauté née de la contradiction, de l’impossible réconciliation entre des mondes que tout oppose. Comme Baudelaire extrayait la poésie de la laideur urbaine, Onus fait surgir la splendeur de la blessure coloniale. Sa modernité aborigène réinvente la tradition baudelairienne en la déplaçant vers d’autres rives, d’autres mémoires, créant une poésie visuelle inédite qui réconcilie l’inconciliable sans jamais édulcorer les contradictions.
L’oeil de crocodile et la surveillance inversée
Au coeur de l’oeuvre de Lin Onus palpite cette intelligence tactique du regard qui transforme ses toiles en dispositifs de contre-surveillance. Quand il peint ce crocodile dans “Mandiginingi” dont l’oeil affleure à la surface de l’eau, fixant le spectateur d’un regard imperturbable, il inverse magistralement les rapports de pouvoir. Ce n’est plus l’Occidental qui observe l’exotique aborigène, c’est la culture ancestrale qui surveille ses nouveaux voisins avec une patience de reptile.
Cette stratégie du regard subversif traverse toute sa production mature. Ses installations comme “Fruit Bats” opèrent selon la même logique : les totems reprennent possession de l’espace domestique et observent silencieusement les rituels bourgeois. Ces chauves-souris suspendues à l’étendoir ne sont pas décoratives ; elles sont sentinelles d’un monde spirituel qui n’a jamais renoncé à ses droits. Onus transforme l’art en système d’alerte précoce pour une culture en reconquête.
Ses paysages reflétés développent une esthétique de l’embuscade visuelle d’une redoutable efficacité. Les poissons ornés de rarrk qui nagent sous la surface semblent guetter le moment propice pour émerger et révéler leurs secrets. Cette tension permanente entre le visible et l’invisible crée une inquiétante étrangeté qui déstabilise le regardeur occidental habitué à dominer visuellement l’espace aborigène.
L’artiste déploie également une ironie qui fonctionne comme acide sur les certitudes coloniales. Quand il intitule une oeuvre “Michael and I are just slipping down to the pub for a minute”, il détourne les codes de la masculinité australienne tout en y injectant une mythologie aborigène. Le dingo et la raie deviennent compagnons de beuverie dans une Australie parallèle où les totems ont gardé leur pouvoir de transformation sociale.
Ses techniques hyperréalistes servent cette stratégie de camouflage culturel. En maîtrisant parfaitement les codes esthétiques occidentaux, Onus endort la méfiance de son public blanc avant d’y glisser des contenus subversifs. Cette ruse de l’assimilation apparente lui permet de faire passer des messages politiques radicaux sous le vernis de la beauté contemplative. Il pratique un art de la guérilla esthétique d’une redoutable efficacité.
La récurrence de l’eau dans son oeuvre n’est pas fortuite : elle symbolise cette fluidité tactique qui lui permet d’échapper aux catégorisations réductrices. Ni tout à fait traditionnel ni complètement contemporain, ni exclusivement aborigène ni totalement assimilé, Onus navigue entre les définitions comme ses poissons évoluent entre deux eaux. Cette mobilité identitaire devient arme de résistance contre l’assignation culturelle.
Ses références multiples, d’Hokusai à Magritte, de la tradition Yorta Yorta aux techniques de carrosserie, créent un métissage visuel qui désarme la critique. Comment attaquer un art qui puise dans toutes les sources ? Comment le réduire à une case quand il les traverse toutes ? Onus pratique un syncrétisme de combat qui protège son message par sa complexité même.
L’humour devient chez lui arme de destruction massive des préjugés. Ses oeuvres les plus graves sont traversées d’une drôlerie qui désacralise les hiérarchies culturelles. En faisant cohabiter le sacré et le trivial, le totémique et le domestique, il révèle l’absurdité des frontières entre les mondes. Cette légèreté apparente masque une critique impitoyable de l’ordre colonial.
Son succès commercial et critique témoigne de l’efficacité de cette stratégie. En séduisant le marché de l’art blanc tout en conservant la reconnaissance de sa communauté aborigène, Onus réussit ce tour de force : faire financer sa résistance par ses oppresseurs. Ses oeuvres les plus chères sont souvent les plus subversives, créant une ironie involontaire qui l’aurait certainement amusé.
La postérité confirme la justesse de ses intuitions. Ses oeuvres continuent de troubler et d’interroger. Elles résistent aux tentatives de récupération en gardant cette part d’irréductible qui échappe aux discours convenus sur la réconciliation. Onus a créé un art qui ne se laisse pas domestiquer, même par ses admirateurs.
Cette dimension combative de son oeuvre explique pourquoi elle demeure nécessaire. Dans une époque où les questions identitaires se durcissent, Onus propose un modèle de résistance par la beauté qui évite les pièges du ressentiment stérile. Il montre qu’on peut rester fidèle à ses racines tout en enrichissant l’universel, qu’on peut critiquer sans haïr, résister sans s’isoler.
L’alchimie de l’impossible réconciliation
Près de 30 ans après sa disparition brutale, Lin Onus continue de nager dans les eaux troubles de notre époque comme ces poissons totémiques qui hantent ses toiles. Son art a cette qualité rare de résister au temps en gardant intacte sa charge émotionnelle et politique. Chaque nouvelle génération y découvre des significations inédites, comme si l’artiste avait programmé ses oeuvres pour qu’elles évoluent avec leur époque.
Car Onus n’a jamais proposé de solutions définitives au problème aborigène. Il s’est contenté de poser les bonnes questions avec une acuité visuelle qui transcende les discours. Ses paysages reflétés interrogent encore : où commence la culture aborigène ? où finit l’influence occidentale ? Ces frontières ont-elles un sens quand tout se mélange dans le miroir de l’eau ?
Ses installations continuent de perturber nos certitudes spatiales. “Fruit Bats” transforme toujours l’espace d’exposition en territoire contesté où le sacré aborigène dialogue avec l’ordinaire occidental. Cette oeuvre refuse de vieillir parce qu’elle touche à quelque chose d’universel : la coexistence difficile entre des systèmes de valeurs incompatibles.
L’ironie d’Onus garde également son mordant contemporain. Quand il fait chevaucher un dingo sur une raie dans une vague japonaise, il anticipe notre époque de métissages culturels accélérés. Son humour désacralise les puretés identitaires qui resurgirent périodiquement dans le débat public. Il nous rappelle que l’identité est construction, pas essence.
Sa technique hyperréaliste préserve aussi sa modernité en résistant aux modes artistiques successives. Ni conceptuel ni expressionniste, ni minimal ni maximal, l’art d’Onus échappe aux catégories en cultivant une beauté intemporelle qui séduit par-delà les clivages esthétiques. Cette beauté devient universelle sans cesser d’être particulière.
L’artiste aborigène nous lègue surtout cette leçon : la réconciliation ne se décrète pas, elle se vit dans la friction quotidienne entre des mondes différents [3]. Ses oeuvres ne célèbrent pas une harmonie retrouvée mais explorent patiemment les conditions de la coexistence. Elles transforment la blessure coloniale en matériau artistique sans jamais la nier ni l’oublier.
Onus demeure exemplaire dans sa façon d’habiter la contradiction sans la résoudre. Aborigène urbain, traditionnel et contemporain, local et international, il incarne ces identités multiples qui caractérisent notre époque mondialisée. Son parcours prouve qu’on peut être fidèle à ses origines sans s’y enfermer, s’ouvrir au monde sans s’y perdre.
Son influence sur l’art aborigène contemporain reste considérable. Toute une génération d’artistes puise dans son exemple la possibilité d’un art aborigène urbain assumé, ni folklorique ni imitative de l’art occidental [4]. Onus a libéré l’art aborigène de ses assignations en montrant qu’il pouvait être moderne sans renier ses sources.
Ses oeuvres résistent enfin à la récupération commerciale en gardant intacte leur charge critique. Même devenues objets de collection, elles continuent de questionner leurs possesseurs sur les conditions de leur appropriation. Elles transforment chaque acheteur en complice involontaire d’une critique du marché de l’art qu’il alimente.
Lin Onus nous a offert cette chose précieuse : un art qui console sans mentir, qui réconcilie sans édulcorer, qui rassemble sans uniformiser. Dans nos sociétés fracturées par les identités antagonistes, son exemple garde toute sa pertinence. Il nous montre qu’entre l’assimilation et la séparation existe cette troisième voie : la coexistence créatrice où chaque culture s’enrichit au contact de l’autre sans perdre son âme.
L’homme qui espérait servir de pont entre les cultures a réussi au-delà de ses espérances. Ses oeuvres continuent de faire voyager les regards et les consciences entre des rives que tout oppose. Elles prouvent que l’art peut transformer les antagonismes en dialogues, les blessures en beautés, les impossibilités en évidences nouvelles. Lin Onus restera cet artificier de génie qui a fait exploser nos préjugés à coups de pinceaux pour mieux nous réconcilier avec notre humanité partagée.
- Neale, Margo et al., Urban Dingo: The Art and Life of Lin Onus 1948-1996, Queensland Art Gallery, Brisbane, 2000.
- Smith, Sue, “The Last Urban Dingo”, Courier Mail, Brisbane, 24 octobre 1996.
- Sequeira, David, “Lin Onus: Eternal Landscape of the Artist’s Mind”, Margaret Lawrence Gallery, Université de Melbourne, 2019.
- Kleinert, Sylvia, “Lin Onus and the Question of Aboriginal Landscape Painting”, Art Monthly Australia, no 94, novembre 1996.
















