Écoutez-moi bien, bande de snobs : Theodore Ereira-Guyer appartient à cette catégorie rare d’artistes qui refusent de vous faciliter la tâche. Né à Londres en 1990, formé entre Byam Shaw, Central Saint Martins et le Royal College of Art, ce créateur anglo-portugais a construit une pratique qui défie la classification commode. Ni peintre ni sculpteur, ni graveur au sens classique, Ereira-Guyer opère dans les interstices. Son oeuvre, présente dans les collections du Centre Pompidou, du British Museum, de la Tate et du Yale Center for British Art, convoque des fantômes littéraires et historiques qui hantent notre rapport à l’objet, à la beauté et à la mort.
Le processus technique d’Ereira-Guyer relève d’une maltraitance calculée des matériaux. L’artiste peint des plaques d’acier avec des vernis, puis les lave avec une serpillière trempée dans l’acide, les laisse rouiller, les recouvre d’encres. Ces images naissantes sont ensuite pressées dans du plâtre frais coulé sur une maille en fibre de verre. Plaque et sol reposent ensemble toute la nuit, se saignant mutuellement, avant d’être séparés. En enchâssant le pigment dans le plâtre, la technique emprunte à la fresque. La mémoire devient architecture.
Cette violence contrôlée évoque l’univers de Joris-Karl Huysmans, dont le roman À rebours (1884) demeure le bréviaire du décadentisme, ce mouvement littéraire et artistique qui précéda le symbolisme. Huysmans met en scène Des Esseintes, un esthète misanthrope qui se retire du monde pour se consacrer au culte de l’artifice [1]. L’épisode de la tortue illustre cette quête d’une beauté poussée jusqu’à l’autodestruction. Des Esseintes, insatisfait des nuances d’un tapis persan, fait incruster de pierres précieuses la carapace d’une tortue vivante. L’animal, incapable de supporter le luxe éblouissant, meurt rapidement sous sa parure mortifère. Cette parabole résonne avec le travail d’Ereira-Guyer. Ses plaques d’acier, attaquées par l’acide, subissent elles aussi une ornementation destructrice. La corrosion embellit en détruisant, révèle en effaçant. Les surfaces oxydées portent les stigmates de leur fabrication, comme la tortue portait le poids mortel de son embellissement.
Le décadentisme célèbre l’artificiel contre le naturel. Des Esseintes proclame que la nature a fait son temps. Cette philosophie trouve un écho dans la méthode d’Ereira-Guyer. Ses forêts, ses déserts ne sont jamais des reproductions fidèles. Ce sont des superpositions mémorielles où un jardin botanique brésilien se mêle à un parc londonien. L’artiste explique : “Il y a des moments de rapidité et de temps lent liés dans chaque oeuvre” [2]. Cette coexistence rappelle la dialectique de Huysmans entre exaltation sensorielle et construction patiente d’un univers artificiel. Comme Des Esseintes orchestrant ses liqueurs en symphonies gustatives, Ereira-Guyer orchestre ses matériaux toxiques, acide, rouille et plâtre, en compositions sensorielles complexes. Huysmans finit par revenir à Paris sur ordre médical, reconnaissant l’impossibilité de sa quête. Cette dimension d’échec programmé traverse également l’oeuvre d’Ereira-Guyer. Ses plaques, une fois imprimées, ne peuvent plus être corrigées. La tortue meurt, Des Esseintes retourne à la ville, les plaques se dégradent : partout, la beauté décadente porte en elle les germes de sa propre fin.
L’histoire antique informe ses thèmes visuels. L’exposition Sleeping Lions présentait des portraits gravés dans le plâtre, inspirés des masques mortuaires antiques. Des figures familières mais insaisissables évoquent le destin d’Antinoüs, jeune amant de l’empereur Hadrien. Vers 130 après J.-C., Antinoüs, âgé d’environ vingt ans, se noie dans le Nil lors d’un voyage en Égypte. Les circonstances demeurent mystérieuses : accident, suicide, sacrifice rituel ? Hadrien, dévasté, ordonne sa déification. Des statues prolifèrent dans tout l’empire, portant l’image du jeune homme : physionomie athlétique, boucles tombantes et visage penché [3]. Ces représentations se multiplient puis, avec le temps, sont oblitérées, mutilées. Les visages survivants s’effacent sous la pluie acide, perdent leurs traits. Qui sont-ils ? La mémoire collective s’est dissoute.
Cette dialectique entre multiplication des images et leur dissolution nourrit le travail d’Ereira-Guyer. Ses portraits portent cette double temporalité : exhumés d’un passé immémorial comme les bustes d’Antinoüs retrouvés à la Villa Hadriana, mais aussi contemporains, encore humides de plâtre. L’artiste joue sur cette ambiguïté. Les traits essentiels subsistent, mais l’identité s’évapore dans le transfert. Ereira-Guyer déclare : “Je veux créer des oeuvres dont je ne suis pas totalement conscient. Qui évitent leur propre soumission” [2]. Cette volonté d’obscurcissement fait écho au mystère entourant la mort d’Antinoüs. Personne ne sait ce qui s’est passé cette nuit d’octobre 130. Les sources anciennes proposent des versions contradictoires. Cette opacité narrative caractérise aussi les oeuvres d’Ereira-Guyer : elles se donnent à voir mais se refusent à l’explication univoque.
La fontaine de Sleeping Lions renforce ce lien avec les cultes de l’eau. Un bassin présentait des portraits d’où l’eau s’écoulait par les yeux ou la bouche, évoquant larmes ou chant. L’artiste explique : “Il y a un silence dans le bruit de l’eau qui coule, un silence intemporel des fontaines, des rivières”. Cette méditation sur l’eau comme vecteur de mémoire fait écho au culte d’Antinoüs-Osiris. Après sa noyade, Antinoüs fut assimilé à Osiris, le dieu égyptien lui-même jeté dans le Nil. Les Égyptiens voyaient dans les noyés du fleuve les serviteurs d’Osiris. Hadrien fonda Antinoupolis sur les lieux de la noyade, avec temples et prêtres dédiés au nouveau dieu. L’eau devient lieu de métamorphose : de la chair au mythe, du mortel au divin. Les fontaines d’Ereira-Guyer rejouent cette transformation. L’eau qui s’écoule représente le flux impersonnel du temps historique qui emporte toute mémoire précise, ne laissant que des traces érodées.
Les tortues et lions endormis entourant le bassin constituent une autre référence antique. Les lions, symboles de puissance, apparaissent endormis dans la statuaire funéraire. Ces créatures incarnent la force au repos, le pouvoir neutralisé par la mort. Antinoüs est parfois représenté en lion, symbole de sa jeunesse héroïque lors de la chasse africaine avec Hadrien. Mais après sa mort, cette force se fige en images de pierre. Les lions d’Ereira-Guyer dorment d’un sommeil ambigu. La tortue évoque la sagesse et l’éternité. L’artiste pense ces animaux comme des présences hors du temps, gardiens d’un lieu qui pourrait être une oasis ou un mirage. Cette indétermination reflète le statut des images d’Antinoüs : portraits fidèles ou idéalisations ? Les réponses se perdent dans le temps.
L’usage du bronze ajoute une dimension supplémentaire. Ereira-Guyer a créé de grands masques en bronze, certains polis, d’autres traités thermiquement pour produire des teintes bleues et vertes. Le bronze, matériau antique par excellence, traverse les siècles. Les bronzes d’Antinoüs ont disparu pour la plupart, fondus ou détruits. Les bronzes d’Ereira-Guyer montrent que même ce métal vieillit, change. La permanence n’est qu’illusion.
Cette obsession pour les images effacées ne relève pas d’une simple nostalgie. Ereira-Guyer célèbre l’obscurcissement lui-même comme processus créateur. La perte d’information entre plaque et plâtre est le coeur de sa méthode. Chaque impression accentue certains aspects tandis que d’autres disparaissent, exactement comme la mémoire sélectionne et oublie. L’artiste refuse la reproductibilité mécanique inhérente à la gravure. Il crée des oeuvres uniques, subvertissant la fonction originelle du medium. Il explique : “Travailler dans différents médias était une façon d’introduire l’incontrôlé, des dialogues fortuits. Une autre façon pour la culture matérielle des oeuvres d’art de manifester leur intelligence sans mon jugement auctorial limité”. Cette humilité face au processus, cette acceptation du hasard, distingue Ereira-Guyer de nombreux contemporains. Il y a quelque chose d’anti-moderne dans cette acceptation de l’accident.
Les titres qu’Ereira-Guyer donne à ses oeuvres participent de cette stratégie d’ambiguïté. Il écrit constamment des titres, attendant que l’oeuvre vienne au titre. Pour lui, les mots possèdent le juste équilibre d’abstraction, à la fois séparés du monde et ancrés en lui. L’acte de nommer apporte un dialogue entre l’historique et le spécifique. C’est exactement ce qui s’est passé avec Antinoüs : son nom, répandu dans l’empire après sa déification, est devenu à la fois une identité précise et un signifiant mobile, attaché à toutes sortes de croyances. Le nom survit à la personne mais se déforme, devient autre chose.
Cette tension entre préservation et transformation structure le travail d’Ereira-Guyer. Ses forêts et déserts portent les vestiges d’un passé révolu. Les déserts, explique-t-il, évoquent le processus de gravure : ils étaient autrefois des mers, tout comme la gravure provient de la plaque. Les oeuvres créées sans encre, où seule la rouille agit, poussent cette logique plus loin. La rouille, cette oxydation, ce signe de dégradation, devient le medium expressif. Ce qui devrait tuer l’image la crée.
Ce paradoxe rapproche Ereira-Guyer du décadentisme. Le décadent célèbre le déclin, trouve dans la ruine une beauté supérieure. Ereira-Guyer préfère les images qui portent les stigmates de leur fabrication, qui affichent leurs blessures. Cette honnêteté brutale confère à ses oeuvres une présence physique considérable. Elles ne sont pas des fenêtres transparentes mais des objets opaques, résistants.
La vie entre Londres et le Portugal structure aussi son approche. Ce déplacement constant, cette impossibilité d’appartenir pleinement à un lieu, a façonné son identité. Le Portugal reste un espace de désir, toujours quitté, jamais pleinement habité. Cette condition d’entre-deux se reflète dans ses oeuvres qui habitent elles aussi des espaces intermédiaires. Hadrien lui-même était un empereur voyageur. Antinoüs l’accompagnait dans ces pérégrinations, et c’est loin de Rome que leur histoire a trouvé sa fin tragique. L’errance géographique produit un certain type de regard. Les oeuvres qui en résultent portent cette multiplicité des perspectives.
Les matériaux toxiques ajoutent une dimension sacrificielle. L’atelier devient un lieu de risque calculé. Cette dimension résonne avec les théories du sacrifice rituel entourant la mort d’Antinoüs. Certains textes suggèrent qu’il se serait sacrifié pour prolonger la vie d’Hadrien. Vérité ou légende, cette idée que la création exige un sacrifice traverse le travail d’Ereira-Guyer. On ne crée pas sans détruire. On ne révèle pas sans effacer.
Cette philosophie de la corruption contrôlée place Ereira-Guyer dans une lignée particulière de l’art contemporain, celle qui refuse l’innocence technologique. À une époque où beaucoup privilégient des processus propres et réversibles, Ereira-Guyer maintient une pratique sale, toxique et irréversible. Cette matérialité archaïque constitue une résistance à la dématérialisation généralisée. Dans un monde saturé d’images numériques infiniment reproductibles, Ereira-Guyer produit des objets lourds, uniques, obsédants. Des objets qui occupent l’espace, qui vieillissent avec le temps.
Face à ces oeuvres, on pense au destin posthume d’Antinoüs. Après la chute de Rome et le triomphe du christianisme, son culte fut proscrit, ses images détruites. Pendant des siècles, il n’exista qu’à travers quelques textes obscurs. Puis, à partir de la Renaissance, des statues furent redécouvertes. Au XIXe siècle, on identifia progressivement les portraits d’Antinoüs. Le jeune homme oublié revint hanter la conscience européenne. Cette résurrection constante, cette capacité des images anciennes à revenir nous inquiéter, imprègne le travail d’Ereira-Guyer. Ses visages gravés semblent exhumés d’une longue nuit souterraine. Ils nous regardent encore, exigeant quelque chose : mémoire, reconnaissance et peut-être simplement attention.
Il serait erroné de réduire ce travail à un jeu de références culturelles. Ce serait réduire à l’exercice intellectuel ce qui relève d’une nécessité existentielle. L’artiste ne cite pas ces histoires comme un professeur. Il les habite, les réactive dans le présent. Ses plaques corrodées ne sont pas des commentaires sur la décadence, elles sont décadentes : elles tombent, s’effondrent, se décomposent. Ses portraits ne représentent pas l’oubli, ils l’accomplissent sous nos yeux. Cette différence entre représenter et accomplir constitue le coeur de la réussite d’Ereira-Guyer. Ses oeuvres ne parlent pas de la mémoire, elles sont mémoire en train de se faire et de se défaire simultanément.
La matérialité radicale empêche toute réduction à la conceptualité. Face aux oeuvres, c’est d’abord la présence physique qui s’impose. Le plâtre granuleux, les traces de rouille, les reflets changeants sur le bronze, le bruit de l’eau. Ces qualités sensorielles résistent au discours. C’est ce que recherchait Huysmans : des sensations si intenses qu’elles échappent à la verbalisation. C’est aussi ce que cherchait Hadrien en multipliant les images d’Antinoüs : non pas à expliquer mais à créer une présence matérielle qui compenserait l’absence du corps aimé.
Theodore Ereira-Guyer a construit une oeuvre qui nous oblige à repenser nos rapports à la mémoire et à la perte. Dans une époque obsédée par la conservation numérique parfaite, par le refus de l’oubli, il nous rappelle que la mémoire humaine fonctionne par sélection et déformation. Ses oeuvres montrent que l’effacement n’est pas l’ennemi de la mémoire mais sa condition. On ne se souvient que de ce qu’on a d’abord partiellement oublié. Les images les plus puissantes sont celles qui portent les traces de leur vulnérabilité. La tortue de Huysmans meurt sous ses joyaux, Antinoüs se dissout dans le Nil pour devenir un dieu, les plaques d’Ereira-Guyer se corrodent pour révéler leurs images. Partout, la même logique : la création passe par la destruction, la révélation par l’obscurcissement, la préservation par la transformation. C’est cette sagesse paradoxale, cette acceptation du processus plutôt que de la fixité, qui fait de Theodore Ereira-Guyer un artiste véritablement nécessaire. Ses oeuvres ne résolvent rien, ne consolent pas, ne promettent aucune permanence. Elles nous accompagnent dans notre propre effacement progressif, avec une élégance rouillée et une obstination tranquille qui tiennent du prodige.
- Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884.
- Theodore Ereira-Guyer, entretien, Floorrr Magazine, février 2020.
- Histoire Auguste, Vie d’Hadrien, IVe siècle.
















