Écoutez-moi bien, bande de snobs : Sarah Crowner dessine avec des ciseaux et peint avec une machine à coudre. Cette artiste de Brooklyn, née à Philadelphie, n’a que faire de vos catégories élitistes et de vos frontières bien établies entre peinture et sculpture, entre artisanat et beaux-arts. Depuis plus de quinze ans, elle découpe, assemble et coud des toiles peintes pour créer des oeuvres qui interrogent notre rapport physique à l’art et qui nous forcent à repenser ce qu’une peinture peut être.
Crowner appartient à cette génération d’artistes qui refuse l’héritage intimidant du modernisme triomphant pour mieux le réinventer par fragments. Ses toiles cousues évoquent immédiatement l’abstraction géométrique des années 1950-1960, cette période où Ellsworth Kelly ou Kenneth Noland exploraient les contours nets caractéristiques du mouvement “hard-edge” et les champs colorés. Mais là où ces maîtres cherchaient la perfection industrielle et l’effacement de la main, Crowner revendique la couture visible, l’imperfection artisanale, la trace du geste. Chaque pièce de tissu peint garde sa propre identité au sein de l’ensemble, créant des compositions où l’unité naît de la diversité assumée des parties.
Cette approche trouve ses racines dans une compréhension profonde de l’architecture moderniste et de ses utopies. L’artiste ne se contente pas d’accrocher ses oeuvres aux murs : elle créé des plateformes de carreaux de terre cuite émaillée qui dépassent le sol de quinze centimètres, nous invitant littéralement à pénétrer dans l’espace de l’art. Ces installations rappellent les ambitions totalisantes du Bauhaus, où Walter Gropius rêvait d’un Gesamtkunstwerk, une oeuvre d’art totale qui unirait architecture, peinture, sculpture et artisanat dans une expérience immersive.
L’architecture moderniste, avec sa foi dans la rationalité constructive et sa volonté de transformer la société par l’environnement bâti, irrigue toute la démarche de Crowner. Comme les architectes des années 1920 qui exposaient la structure de leurs bâtiments plutôt que de la masquer, l’artiste montre les coutures de ses peintures, révèle le processus de construction. Les carreaux de ses plateformes, fabriqués artisanalement dans l’atelier Ceramics Suro de Guadalajara, portent les traces de leur façonnage et de leur cuisson, refusant l’anonymat industriel. Cette tension entre projet moderniste et savoir-faire traditionnel traverse toute son oeuvre.
Ses installations évoquent les espaces utopiques imaginés par les architectes du mouvement moderne, ces lieux où l’art et la vie quotidienne devaient fusionner. Quand Crowner transforme la galerie en scène théâtrale avec ses plateformes surélevées, elle réactive cette ambition architecturale tout en la détournant. Son travail pour l’American Ballet Theatre, notamment les décors et costumes de “Garden Blue” chorégraphié par Jessica Lang en 2018, prolonge cette réflexion sur l’espace comme cadre d’expérience esthétique [1].
L’architecture ne constitue pas seulement un référent conceptuel chez Crowner : elle devient matière première. Ses grandes toiles panoramiques de plus de six mètres de long, comme “Night Painting with Verticals” de 2020, dialoguent directement avec l’espace architectural des galeries. L’échelle humaine de ces oeuvres, leur capacité à envelopper le regard, leur rapport au sol et au plafond, tout concourt à faire de chaque exposition un environnement total où peinture et architecture se répondent.
Cette approche architecturale de la peinture trouve un écho puissant dans l’art théâtral, second territoire d’investigation privilégié de Crowner. Le théâtre, art de l’espace et du temps, art de la présence des corps dans un lieu donné, offre à l’artiste un laboratoire pour explorer les dimensions performatives de ses oeuvres. Depuis ses premières plateformes de 2011, Crowner pense ses installations comme des scènes potentielles, des espaces d’activation par le spectateur-acteur.
Cette dimension théâtrale ne relève pas de l’anecdote : elle structure profondément sa conception de l’art. Quand Crowner parle de ses peintures comme de “toiles de fond” et de ses plateformes comme de “scènes”, elle révèle une pensée qui refuse la contemplation passive. Ses oeuvres ne demandent pas seulement à être regardées : elles exigent d’être habitées, parcourues, expérimentées physiquement. Le spectateur devient performer malgré lui, conscient de son corps dans l’espace, de ses mouvements, de sa présence.
Cette approche fait écho aux recherches théâtrales les plus avant-gardistes du XXe siècle, de Gordon Craig à Robert Wilson, qui ont exploré les rapports entre espace scénique et perception. Comme ces créateurs, Crowner comprend que l’art peut être un dispositif d’éveil sensoriel, un moyen de révéler notre rapport incarné au monde. Ses collaborations avec des chorégraphes, des musiciens et des danseurs prolongent cette intuition fondamentale : l’art n’existe pleinement que dans la rencontre entre l’oeuvre et le corps qui l’expérimente.
Le théâtre offre également à Crowner un modèle temporel alternatif à celui de la contemplation muséale traditionnelle. Une représentation théâtrale impose sa durée, son rythme, sa progression dramatique. De même, les installations de l’artiste créent des parcours, des séquences d’approche et de découverte qui temporalisent l’expérience esthétique. On ne regarde pas une oeuvre de Crowner : on la visite, on l’explore, on y séjourne.
Cette dimension temporelle trouve sa traduction la plus littérale dans les performances que l’artiste organise parfois au sein de ses installations. Ces événements, comme “Post Tree” réalisé en collaboration avec James Hoff et Carolyn Schoerner en 2016, révèlent le potentiel dramatique latent de ses espaces. La danse active les formes géométriques des peintures, la musique fait vibrer les surfaces colorées, transformant l’installation en partition pour corps et regards.
Mais c’est peut-être dans sa compréhension du quotidien théâtral que Crowner se montre la plus subtile. Ses plateformes transforment le simple fait de marcher en acte conscient, en geste signifiant. Monter sur ces estrades de quinze centimètres, c’est accepter d’être vu, de devenir acteur de sa propre visite. Cette théâtralisation minimale du quotidien révèle les dimensions performatives ordinairement invisibles de notre rapport à l’art.
L’art de Crowner naît de cette double filiation architecturale et théâtrale. Ses oeuvres créent des espaces-temps spécifiques où l’expérience esthétique retrouve sa dimension physique, sociale, collective. Dans une époque dominée par la virtualisation des rapports humains et l’atomisation des expériences, ce travail propose une résistance discrète mais tenace. Il nous rappelle que l’art peut encore être un lieu de rencontre, un espace de présence partagée.
La technique de la couture, centrale dans la pratique de Crowner, matérialise cette philosophie de la liaison et de l’assemblage. Chaque toile cousue est un manifeste pour l’art comme construction collective, comme addition de singularités. À l’inverse du mythe romantique de l’artiste solitaire, Crowner revendique un art fait de collaborations : avec ses assistants qui l’aident à coudre, avec les artisans mexicains qui fabriquent ses carreaux, avec les architectes qui conçoivent les espaces d’exposition, avec les interprètes qui activent ses installations.
Cette esthétique de la coopération trouve son expression la plus aboutie dans les grandes toiles panoramiques récentes. Oeuvres-paysages à l’échelle architecturale, elles ne peuvent être saisies d’un seul regard et nécessitent un parcours, un déplacement du spectateur qui devient lui-même partie prenante de l’oeuvre. Comme dans les meilleures collaborations artistiques, chaque élément garde son autonomie tout en contribuant à un ensemble qui les dépasse.
Les références historiques que convoque Crowner, d’Ellsworth Kelly à Lygia Clark en passant par les constructivistes russes, témoignent d’une culture artistique exigeante mise au service d’une vision contemporaine. L’artiste ne copie pas ces maîtres : elle les cite, les détourne, les réactualise. Sa version de “Superficie Modulada” de Lygia Clark, réalisée en 2009, inaugure sa technique de la peinture cousue tout en rendant hommage à cette pionnière de l’art participatif brésilien.
Cette approche citationnelle révèle une conception de l’histoire de l’art comme réservoir de formes à réactiver plutôt que comme patrimoine figé à vénérer. Crowner pratique un recyclage créatif des avant-gardes du XXe siècle, les faisant passer par le filtre de sa sensibilité contemporaine et de ses préoccupations actuelles. Elle montre que l’héritage moderniste peut encore nourrir des recherches artistiques vivantes, à condition d’être repensé et réinventé.
L’oeuvre de Sarah Crowner nous enseigne finalement que l’art contemporain peut retrouver ses ambitions transformatrices sans renoncer à sa complexité critique. En réconciliant abstraction et artisanat, élitisme et accessibilité, contemplation et participation, elle trace une voie originale dans le paysage artistique actuel. Ses peintures cousues et ses installations de carreaux proposent une expérience esthétique à la fois sophistiquée et immédiatement sensible, savante et populaire.
Dans un monde de l’art souvent replié sur ses propres codes, Crowner rappelle que l’art peut encore être un langage partagé, un espace de rencontre entre sensibilités différentes. Ses oeuvres créent des situations où l’expérience esthétique redevient collective, physique et joyeuse. Elles nous invitent à habiter l’art plutôt qu’à le contempler, à en faire l’expérience plutôt qu’à le décoder.
Cette générosité fondamentale, cette foi dans les pouvoirs de l’art comme expérience transformatrice, fait de Sarah Crowner une voix singulière et nécessaire dans le paysage artistique contemporain. Son travail nous rappelle que l’art, loin d’être un luxe réservé aux initiés, peut redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen d’élargir notre perception du monde et d’enrichir notre expérience commune de l’existence.
- Jessica Lang, “Garden Blue”, American Ballet Theatre, Lincoln Center, octobre 2018, costumes et décors de Sarah Crowner.
















