Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est temps de parler de Salman Toor, cet artiste qui a l’audace de réinventer la peinture figurative contemporaine sans s’excuser d’être qui il est. Originaire du Pakistan et opérant désormais à New York, Toor nous offre une vision singulière de l’existence queer des hommes sud-asiatiques dans une Amérique post-11 septembre, une Amérique qui surveille, contrôle et interroge les corps bruns avec une méfiance institutionnalisée.
Dans son travail, la luminosité verdâtre caractéristique, cette teinte émeraude qui baigne ses scènes nocturnes, n’est pas qu’une simple signature esthétique, mais un dispositif narratif brillant qui transforme l’ordinaire en extraordinaire. Cette couleur, à la fois “glamour”, “toxique” et “nocturne” selon les propres mots de l’artiste, crée un filtre à travers lequel nous observons ces moments d’intimité masculine, comme si nous regardions à travers un verre opaque qui nous laisse entrevoir ce qui n’est habituellement pas visible.
Cette transparence contrôlée me rappelle étrangement les théories de Guy Debord sur la société du spectacle, où chaque interaction sociale est médiatisée par des images. Dans “La Société du Spectacle” (1967), Debord affirme que “Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation” [1]. N’est-ce pas exactement ce que fait Toor ? Il transforme l’expérience directe de ces hommes en représentations, mais avec une torsion subtile, il leur rend leur agentivité (cette capacité d’un individu à agir de façon autonome), leur pouvoir de scénariser leur propre spectacle.
Prenez “The Bar on East 13th Street” (2019), un clin d’oeil évident au “Bar aux Folies-Bergère” de Manet. Toor subvertit magistralement le regard traditionnel en remplaçant la serveuse blanche par un jeune homme brun. C’est ici que le travail de Toor devient véritablement révolutionnaire, il s’approprie non seulement les techniques et compositions des maîtres européens mais les détourne pour raconter des histoires radicalement différentes.
La mélancolie qui imprègne les oeuvres de Toor n’est pas sans rappeler le concept d’exil intérieur dont parle Edward Said dans ses écrits sur le déplacement et l’altérité. Dans “Réflexions sur l’exil” (2000), Said écrit que “l’exil est étrangement captivant à penser mais terrible à vivre. C’est la fissure impossible à colmater entre un être humain et son lieu natal, entre le moi et son vrai foyer” [2]. Cette fracture identitaire est palpable dans les oeuvres comme “Tea” (2020), où un jeune homme se tient, mal à l’aise, devant sa famille, leurs regards chargés de tensions non verbalisées.
Le génie de Toor réside dans sa capacité à peindre des espaces de liberté provisoire au sein de cette condition d’exilé. Dans “Four Friends” (2019), des jeunes hommes dansent dans un appartement new-yorkais exigu, créant une zone temporaire d’autonomie, un paradis éphémère où ils peuvent être pleinement eux-mêmes. Ces moments de joie collective servent de contrepoint à l’aliénation qui caractérise d’autres oeuvres comme “Bar Boy” (2019), où le protagoniste reste seul malgré la foule, hypnotisé par la lueur de son téléphone.
Toor maîtrise l’art de peindre ce que Said appelle “la dissonance cognitive” de l’immigré, cette capacité à voir simultanément à travers plusieurs perspectives culturelles. Cette vision multiple permet à l’artiste de créer des tableaux qui fonctionnent comme des témoignages culturels stratifiés, où les références à l’histoire de l’art occidental se superposent aux expériences contemporaines des minorités sexuelles et raciales.
L’intimité que Toor capture dans ses scènes de chambre à coucher est particulièrement intéressante. Dans “Bedroom Boy” (2019), un homme nu prend un selfie sur un lit blanc immaculé, réinventant l’odalisque classique à l’ère des applications de rencontres. Ce n’est plus le regard du peintre masculin sur un corps féminin passif, mais l’auto-représentation active d’un corps masculin brun qui contrôle sa propre image. Debord aurait apprécié cette inversion du spectacle, où le sujet traditionnellement objectifié devient le producteur de sa propre représentation.
La technique picturale de Toor est tout aussi remarquable que ses thèmes. Ses coups de pinceau esquissés, rapides mais précis, créent une tension entre l’immédiat et l’éternel. Comme l’écrit Said, “l’exilé sait que dans un monde séculier et contingent, les foyers sont toujours provisoires” [2]. Cette fugacité est inscrite dans la matérialité même de la peinture de Toor, ses figures semblent à la fois solidement présentes et sur le point de se dissoudre.
L’oeuvre de Toor dialogue constamment avec l’histoire de l’art, mais jamais de manière servile. Il s’approprie les gestes, les compositions et les techniques des maîtres européens pour créer un vocabulaire visuel qui parle d’expériences radicalement différentes. Ses références vont de Caravaggio à Watteau, en passant par Manet et Van Dyck, mais elles sont toujours transformées, réinventées au service d’une vision contemporaine et personnelle.
La société du spectacle de Debord trouve une résonance particulière dans l’omniprésence des écrans dans les tableaux de Toor. Smartphones et ordinateurs portables apparaissent comme des portails vers d’autres réalités, d’autres possibilités d’existence. Dans “Sleeping Boy” (2019), la lueur bleuâtre d’un laptop illumine le visage endormi du protagoniste, suggérant que même dans le sommeil, ces jeunes hommes restent connectés à des réseaux virtuels qui transcendent les frontières géographiques.
Cette médiation technologique de l’expérience rappelle l’observation de Debord selon laquelle “le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images” [1]. Les personnages de Toor négocient constamment leur relation au monde et aux autres à travers ces interfaces technologiques, ce qui ajoute une couche supplémentaire de complexité à leur condition d’exilés culturels.
Les tableaux qui représentent des contrôles aux frontières ou des fouilles par les forces de l’ordre (“Man with Face Creams and Phone Plug”, 2019) témoignent de la violence systémique qui cible les corps racisés. Ici, Said nous aide à comprendre comment l’identité est construite non seulement par l’auto-définition mais aussi par l’étiquetage externe. L’exilé est constamment renvoyé à son altérité par le regard dominant, un phénomène que Toor capture avec une acuité douloureuse.
Pourtant, malgré la mélancolie qui traverse son oeuvre, Toor ne sombre jamais dans le désespoir. Il y a une résilience joyeuse dans ses personnages, une détermination à créer des espaces d’authenticité dans un monde hostile. Comme l’écrit Said, “l’exil peut produire des rancoeurs et des regrets, mais aussi une vision plus aiguë des choses” [2]. Cette vision aiguisée est précisément ce que Toor nous offre, un regard à la fois critique et empathique sur les complexités de l’identité contemporaine.
L’oeuvre “Parts and Things” (2019) illustre parfaitement cette exploration de l’identité fragmentée. Dans ce tableau surréaliste, des parties de corps désarticulées s’échappent d’un placard, métaphore évidente du coming out mais aussi illustration viscérale de ce que Said appelle “la pluralité de vision” de l’exilé. Les morceaux épars, têtes, torses, membres, évoquent les multiples facettes identitaires que les sujets diasporiques doivent constamment négocier.
Si Debord nous met en garde contre la passivité induite par le spectacle, Toor nous montre comment les communautés marginalisées peuvent se réapproprier les outils du spectacle pour affirmer leur existence. Ses personnages ne sont pas de simples consommateurs passifs d’images, mais des agents actifs qui créent leurs propres contre-narratifs visuels.
La virtuosité technique de Toor est particulièrement évidente dans son utilisation de la lumière. Qu’il s’agisse de la lueur verdâtre des bars et des fêtes ou des halos presque divins qui entourent certains de ses personnages, Toor utilise la lumière comme un outil narratif puissant. Cette maîtrise rappelle celle de Caravaggio, mais au service d’une vision radicalement contemporaine.
Dans “The Star” (2019), un jeune homme se prépare devant un miroir, assisté par des amis qui arrangent ses cheveux et son maquillage. Ce tableau capture parfaitement l’ambivalence de la visibilité pour les minorités, être vu peut être à la fois une affirmation joyeuse et une exposition dangereuse. Comme l’observe Debord, “ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît” [1], Toor complique cette équation en montrant comment l’apparence est toujours négociée à travers des rapports de pouvoir.
L’oeuvre de Toor constitue finalement une critique subtile mais incisive de ce que Said appelle “l’orientalisme”, cette tendance occidentale à exotiser et homogénéiser les cultures non-occidentales. En peignant des hommes sud-asiatiques dans toute leur complexité individuelle, Toor déjoue les attentes orientalistes et refuse de livrer les représentations exotiques que le marché de l’art occidental pourrait attendre d’un artiste pakistanais.
La force de Toor réside dans sa capacité à créer des oeuvres qui fonctionnent simultanément à plusieurs niveaux, esthétique, politique, personnel. Ses tableaux sont beaux à regarder, avec leurs couleurs vibrantes et leurs compositions soigneusement orchestrées, mais ils sont aussi profondément politiques dans leur insistance à représenter des vies souvent invisibilisées.
L’oeuvre de Salman Toor nous rappelle que l’art le plus puissant naît souvent des marges, des interstices entre les cultures, les genres, les identités. C’est précisément cette position d’entre-deux, cet exil productif dont parle Said, qui permet à Toor de porter un regard unique sur notre monde contemporain.
Dans une époque où le spectacle médiatique tend à aplatir la complexité humaine, Toor nous offre des images qui résistent à la simplification, qui insistent sur la profondeur et l’ambiguïté de l’expérience vécue. Ses tableaux sont des invitations à regarder autrement, à voir au-delà des représentations dominantes pour découvrir ces moments d’intimité, de vulnérabilité et de joie qui constituent la trame de toute vie humaine, indépendamment des frontières culturelles ou sexuelles.
Toor peint des espaces intérieurs, appartements, bars, chambres à coucher, mais ce sont aussi des espaces mentaux, des cartographies émotionnelles de l’expérience diasporique queer. Et c’est peut-être là que réside son plus grand accomplissement : nous faire entrer dans ces espaces intérieurs, nous inviter à voir le monde à travers d’autres yeux, à ressentir d’autres manières d’être. Dans un monde de plus en plus divisé, c’est un acte aussi esthétique que politique.
- Debord, Guy. “La Société du Spectacle”, Éditions Buchet-Chastel, Paris, 1967.
- Said, Edward W. “Réflexions sur l’exil et autres essais”, Actes Sud, Arles, 2008. (Traduction de “Reflections on Exile and Other Essays”, Harvard University Press, 2000).
















