English | Français

Mardi 18 Novembre

ArtCritic favicon

Luo Zhongli: Le regard sublime sur l’âme paysanne

Publié le : 21 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Luo Zhongli transcende le réalisme social en confrontant le spectateur à la dignité brute du paysan chinois. Sa peinture monumentale dévoile la vérité existentielle d’une Chine rurale, créant une tension sublime entre marginalité sociale et centralité humaine fondamentale.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, ce qu’il y a de plus révolutionnaire dans l’art n’est pas toujours ce qui se proclame comme tel. Lorsque Luo Zhongli a exposé son tableau “Père” en 1980, une toile monumentale de 215 x 150 cm représentant le visage buriné d’un paysan ordinaire, il a créé un séisme dans le paysage artistique chinois plus puissant que n’importe quelle manifestation d’avant-garde. Ce n’était pas simplement un portrait, c’était une déclaration existentielle, une affirmation de la valeur intrinsèque de ces millions d’hommes et de femmes anonymes constituant l’épine dorsale de la Chine.

Dans cette Chine post-révolutionnaire, où l’idéalisation propagandiste des paysans comme “héros” collectifs avait masqué leurs réelles conditions d’existence, Luo Zhongli a eu l’audace de montrer la vérité crue. Ce visage grandeur nature, balafré par le temps, le soleil et le labeur incessant, a confronté une société entière à ce qu’elle préférait ignorer. C’est précisément cette dimension que je souhaite explorer en relation avec deux traditions intellectuelles : la phénoménologie husserlienne et l’esthétique du sublime kantien.

Edmund Husserl, dans sa quête pour revenir “aux choses mêmes”, nous invite à suspendre nos préjugés pour retrouver l’expérience vécue dans sa pureté originelle [1]. Luo Zhongli effectue exactement cette démarche phénoménologique en peignant. Il se débarrasse des représentations codifiées du paysan joyeux et idéalisé de l’art officiel pour nous confronter à la présence brute, à l’être-là de cet homme. Le tableau ne nous raconte pas une histoire idéologique, il nous place devant un visage qui existe réellement, qui transpire, qui souffre, qui endure. Cette approche résonne parfaitement avec la volonté husserlienne d’atteindre “l’évidence apodictique”, cette certitude absolue que procure l’expérience directe du monde vécu.

Ce tableau intitulé “Père” opère une forme d’épochè picturale, une mise entre parenthèses des présupposés sociaux et esthétiques, pour nous ramener au contact pur avec l’humanité de ce paysan. Chaque ride, chaque pore, chaque goutte de sueur devient une manifestation concrète de cette intentionnalité husserlienne dirigée vers l’essence même de l’expérience paysanne chinoise. Le style hyperréaliste n’est pas un simple choix technique, mais une méthode phénoménologique d’accès à la vérité existentielle de cet homme.

Comme l’écrit Husserl : “La phénoménologie procède en élucidant visuellement, en déterminant le sens et en distinguant les sens. Elle compare, elle différencie, elle forme des liaisons, met en relation, divise en parties ou dégage des moments inhérents.” [2] Cette description pourrait parfaitement s’appliquer au processus créatif de Luo Zhongli, à sa minutieuse exploration visuelle du visage paysan, à son excavation méthodique des strates d’expérience inscrites dans ce visage.

Parallèlement, l’oeuvre de Luo Zhongli s’inscrit dans la tradition kantienne du sublime. Pour Emmanuel Kant, le sublime se manifeste lorsque nous sommes confrontés à quelque chose qui dépasse notre capacité de compréhension, provoquant simultanément terreur et plaisir [3]. Le tableau “Père” fonctionne exactement de cette manière. L’immensité de la souffrance inscrite dans ce visage, l’ampleur du labeur qu’il évoque, débordent notre capacité à les conceptualiser pleinement. Le spectateur ressent une forme de vertige face à cette existence qui le dépasse.

Cette dimension sublime est renforcée par le format monumental du tableau. Traditionnellement, en Chine, seuls les dirigeants politiques ou les figures historiques importantes bénéficiaient de portraits de cette taille. En accordant cette échelle à un simple paysan, Luo Zhongli crée une tension sublime entre la modestie sociale du sujet et sa présence écrasante, entre sa marginalité politique et sa centralité existentielle. Le spectateur est pris dans cette contradiction dynamique qui caractérise l’expérience kantienne du sublime.

Le choix même de représenter un sujet aussi ordinaire à une échelle aussi monumentale crée ce que Kant appellerait un “plaisir négatif”, ce mélange d’attraction et de répulsion qui constitue l’essence du sublime. Nous sommes attirés par la puissance expressive du visage tout en étant repoussés par les signes de pauvreté et de souffrance qu’il manifeste. Cette tension dialectique est précisément ce qui confère à l’oeuvre sa puissance sublime.

L’historien de l’art chinois Gao Minglu note : “Le visage de ce ‘Père’ devient un microcosme de l’histoire chinoise récente, un paysage où chaque ride raconte un chapitre des tribulations nationales.” [4] Ce commentaire souligne parfaitement comment Luo Zhongli parvient à transformer son sujet en ce que Kant nommerait un “infini présenté”, l’immensité de l’histoire chinoise concentrée dans ce seul visage.

La temporalité inscrite dans ce portrait est également fascinante sous l’angle phénoménologique. Husserl accordait une importance considérable à la conscience du temps vécu, à cette expérience subjective de la durée qui ne se réduit pas au temps chronologique. Le visage du “Père” de Luo Zhongli est lui-même une phénoménologie du temps incarné, chaque ride, chaque marque, chaque cicatrice représente la sédimentation des années de travail au soleil. Ce n’est pas simplement un instantané, mais une compression temporelle, un témoignage d’expériences accumulées.

Jean-François Lyotard, dans ses analyses du sublime kantien, insiste sur sa dimension politique : “Le sublime est le sentiment qui signale que quelque chose d’inexprimable veut se faire entendre.” [5] Dans le contexte post-révolutionnaire chinois, ce “quelque chose d’inexprimable” était précisément la réalité de la condition paysanne, systématiquement occultée par le discours idéologique. En donnant forme à cet inexprimable, Luo Zhongli accomplit un acte politique fondamental, même s’il ne se présente pas comme tel.

Le petit détail du stylo à bille derrière l’oreille du paysan ajoute une couche supplémentaire de complexité à cette oeuvre. Ajouté à la demande des autorités pour signifier qu’il s’agissait d’un “paysan moderne”, ce stylo devient paradoxalement le marqueur d’une tension historique. Comme l’explique l’artiste lui-même : “Ce stylo témoigne objectivement du système de censure artistique de cette époque, il enregistre cette relation entre politique et art à ce moment précis.” [6] Ce détail apparemment anodin cristallise les contradictions de l’époque et devient, involontairement, un élément sémiotique majeur.

La grande force de Luo Zhongli est d’avoir su, à travers cette oeuvre singulière, réconcilier des dimensions apparemment contradictoires : réalisme social et transcendance existentielle, engagement politique et universalité humaine, documentarisme et poésie visuelle. Ce faisant, il a créé une oeuvre qui dépasse largement son contexte historique immédiat pour atteindre une portée universelle.

Si la phénoménologie husserlienne nous permet de comprendre l’approche méthodologique de Luo Zhongli, son retour “aux choses mêmes”, sa volonté de saisir l’essence vécue de l’expérience paysanne, l’esthétique kantienne du sublime nous aide à saisir l’effet produit par son oeuvre sur le spectateur. Ensemble, ces deux traditions philosophiques offrent une grille de lecture particulièrement féconde pour appréhender la complexité et la puissance de ce tableau “Père” (1980).

Il est frappant de constater que cette oeuvre, créée dans les premières années de l’ouverture chinoise, anticipait déjà les défis contemporains de la condition paysanne. Aujourd’hui, alors que la Chine est devenue une puissance économique mondiale, les disparités entre zones urbaines et rurales n’ont fait que s’accentuer. Des millions de travailleurs migrants, issus des campagnes, constituent une main-d’oeuvre précaire dans les grandes métropoles côtières, souvent sans protection juridique ni stabilité économique.

Dans ce contexte, le “Père” de Luo Zhongli continue de résonner avec une acuité particulière. Ce n’est plus seulement un témoignage historique, mais une interpellation éthique persistante. Comme l’écrit le critique Wang Ping : “La valeur de cette oeuvre réside dans sa capacité à nous faire voir le sourire qui émerge après avoir essuyé les larmes, l’étreinte imprégnée d’humanité, la lampe à pétrole qui illumine la vie.” [7]

Après “Père”, Luo Zhongli a continué à explorer la vie rurale, mais avec une évolution stylistique notable. S’éloignant progressivement du photo-réalisme de ses débuts, il a développé un langage pictural plus expressionniste, intégrant des éléments de l’art populaire chinois et des techniques de peinture traditionnelle. Cette évolution témoigne de sa quête constante pour trouver un langage artistique authentiquement chinois, capable d’exprimer la contemporanéité tout en restant ancré dans la tradition culturelle nationale.

Cette quête fait écho aux préoccupations de la phénoménologie husserlienne concernant la relation entre tradition et innovation. Husserl soulignait que tout renouvellement authentique implique un retour aux origines, une réactivation du sens fondateur. De même, Luo Zhongli cherche à revitaliser la tradition picturale chinoise en la confrontant aux défis contemporains, en réactivant son potentiel expressif face aux réalités actuelles.

Ces dernières années, dans sa série “Relecture de l’histoire de l’art”, l’artiste s’est engagé dans un dialogue encore plus explicite avec la tradition artistique, réinterprétant des oeuvres canoniques occidentales et chinoises à travers le prisme de sa sensibilité personnelle. Ce faisant, il poursuit sa réflexion sur l’identité culturelle et la possibilité d’un art véritablement transculturel.

L’oeuvre de Luo Zhongli, et particulièrement “Père”, nous offre bien plus qu’une représentation saisissante de la condition paysanne chinoise. Elle constitue une méditation profonde sur la dignité humaine, sur la valeur intrinsèque de chaque existence, si humble soit-elle. À travers les cadres de la phénoménologie husserlienne et de l’esthétique kantienne du sublime, nous pouvons appréhender toute la richesse philosophique de cette démarche artistique.

Dans un monde globalisé où les inégalités économiques ne cessent de s’accentuer, où les populations rurales sont souvent les premières victimes des bouleversements sociaux et environnementaux, l’oeuvre de Luo Zhongli conserve une pertinence brûlante. Elle nous rappelle que derrière les statistiques et les abstractions économiques se cachent des visages réels, des vies concrètes, des existences dignes de notre attention et de notre respect.

Comme le dit l’artiste lui-même : “Notre pays est un pays de paysans. Mais ceux qui parlent pour eux sont peu nombreux, et ceux qui disent la vérité encore moins. Ils sont notre père et notre mère qui nous fournissent vêtements et nourriture, ils sont les véritables maîtres de notre pays.” [8] Cette déclaration, loin d’être une simple posture politique, exprime l’essence même de sa démarche artistique : redonner une voix et un visage à ceux que l’histoire officielle tend à effacer.


  1. Husserl, Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, Paris, 1985.
  2. Husserl, Edmund, Méditations cartésiennes, Vrin, Paris, 1992.
  3. Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 2000.
  4. Gao, Minglu, “Academicism and the Amateur Avant-Garde in the Post-Cultural Revolution Period (1979, 1984)”, in Total Modernity and the Avant-Garde in Twentieth-Century Chinese Art, MIT Press, 2011.
  5. Lyotard, Jean-François, L’inhumain : causeries sur le temps, Galilée, Paris, 1988.
  6. Interview de Luo Zhongli par The Paper, Shanghai, 2019.
  7. Wang, Ping, “Luo Zhongli hao zai nali?”, Zhongyi Journal, 2012.
  8. Citation de Luo Zhongli in Xia Hang, “Sichuan qingnian huajia tan chuangzuo”, Meishu, 1981, traduction par Martina Köppel-Yang, Semiotic Warfare: A Semiotic Analysis, The Chinese Avant-Garde, 1979, 1989, p. 96.
Was this helpful?
0/400

Référence(s)

LUO Zhongli (1948)
Prénom : Zhongli
Nom de famille : LUO
Autre(s) nom(s) :

  • 罗中立 (Chinois simplifié)
  • 羅中立 (Chinois traditionnel)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 77 ans (2025)

Suivez-moi