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Nalini Malani et l’héritage de Cassandre

Publié le : 21 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Nalini Malani transforme les récits mythologiques en critiques contemporaines à travers ses installations vidéo, ses peintures inversées sur mylar et ses animations numériques. Son oeuvre pluridisciplinaire explore les violences faites aux femmes, les nationalismes destructeurs et la persistance des traumas historiques dans notre présent collectif.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Nalini Malani nous frappe avec une évidence que notre arrogance occidentale refuse obstinément d’admettre : l’art contemporain ne se limite pas à vos galeries aseptisées où l’on sert du champagne à une élite prétendant comprendre des carrés blancs sur fond blanc. Non, l’artiste indienne née en 1946 à Karachi, un an avant la Partition sanglante du sous-continent, nous propose une oeuvre viscérale, politique et sensorielle qui transcende les frontières artificielles entre les médiums. À travers ses installations vidéo, ses “shadow plays” hypnotiques, ses animations numériques et ses peintures inversées sur mylar, cette matière innovante issue du polyester qui propose une surface très fine et très résistante, Malani déchire le voile du consensus culturel pour nous confronter aux vérités que nous préférons ignorer.

Quand elle expose pour la première fois au Prince of Wales Museum de Mumbai en 1999 son installation “Remembering Toba Tek Singh”, inspirée de la nouvelle déchirante de Saadat Hasan Manto sur la Partition, ce n’est pas pour flatter l’ego des collectionneurs, mais pour confronter quotidiennement 3.000 visiteurs du musée aux conséquences dévastatrices des essais nucléaires souterrains menés par l’Inde. L’oeuvre n’est pas une décoration murale destinée à rehausser le standing d’un salon bourgeois, mais un acte politique, un geste de résistance face à la folie des dirigeants qui, au nom du nationalisme, menacent la survie même de l’humanité.

Car Malani s’attaque sans relâche aux violences politiques, à l’oppression des femmes, et aux injustices sociales. Son installation “Unity in Diversity” (2003) répond aux émeutes sanglantes du Gujarat en 2002 qui ont coûté la vie à plus de mille personnes, majoritairement musulmanes. Dans une pièce évoquant un salon indien de classe moyenne, des musiciennes de diverses origines culturelles sont brutalement interrompues par des coups de feu, tandis que résonnent en arrière-plan les discours nationalistes de Nehru et les images des victimes ensanglantées. Le titre fait référence à l’idéal fondateur de l’Inde moderne, une vision pluraliste et séculière aujourd’hui menacée par les forces du sectarisme religieux.

L’esthétique de Malani n’est jamais gratuite. Sa maîtrise technique sert un propos, une urgence. Lorsqu’elle utilise la peinture inversée sur mylar, technique hybride entre l’art traditionnel indien et le contemporain, c’est pour explorer les relations complexes entre la mémoire, l’identité et la violence historique. Dans sa série “Stories Retold” (2002), elle réinterprète les mythes hindous pour donner voix aux femmes oubliées par l’histoire. Sa Radha n’est plus simplement l’amante spirituelle de Krishna comme le voudrait l’interprétation sanitisée contemporaine, mais une déesse incarnant tout le spectre du plaisir sensuel, flottant librement dans sa propre chair.

Ce qui frappe dans l’oeuvre de Malani, c’est son intelligence cinématographique. Formée à la J.J. School of Arts de Mumbai, elle expérimente dès 1969 avec le film grâce au Vision Exchange Workshop, initié par Akbar Padamsee. Les courts métrages qu’elle réalise alors, notamment “Still Life”, “Onanism” et “Utopia”, révèlent déjà une artiste qui refuse les conventions. Dans “Utopia” (1969/76), elle construit un paysage urbain abstrait qui déconstruit l’architecture moderniste promue par Nehru, interrogeant ainsi l’idéalisme post-colonial indien et ses promesses non tenues.

La résonance cinématographique de son travail n’est pas un accident. Malani a côtoyé à Paris, où elle séjourne de 1970 à 1972, des intellectuels comme Noam Chomsky, Claude Lévi-Strauss, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Elle y croise même Jean-Luc Godard. Cette ouverture internationale, combinée à une connaissance profonde des traditions indiennes, lui permet de créer un langage visuel singulier qui, comme elle le dit elle-même, cherche à “établir un lien entre les différentes cultures” [1].

Son approche de la vidéo et de l’installation doit beaucoup au théâtre. Durant ses études, Malani travaille au Bhulabhai Memorial Institute à Mumbai, un espace multidisciplinaire où elle collabore avec acteurs, musiciens, poètes et danseurs. Elle comprend alors que le théâtre peut toucher un public qui n’entrerait jamais dans les galeries d’art élitistes de la ville. Cette dimension performative se retrouve dans ses “erasure performances” comme “City of Desires” (1992), un dessin mural éphémère exposé pendant seulement quinze jours à la Gallery Chemould de Mumbai.

La violence faite aux femmes est au coeur de son oeuvre. “Can You Hear Me ?” (2018-2020), présentée à la Whitechapel Gallery de Londres, est une réponse au viol et au meurtre d’une fillette de huit ans au Cachemire. Cette installation immersive composée de 88 animations numériques créées sur iPad nous plonge dans un univers de pensées fragmentées où le texte, les visages et les figures se forment et se dissolvent à un rythme frénétique. Ces dessins animés en mouvement perpétuel évoquent une conscience agitée qui tente désespérément de donner un sens à l’horreur.

Ce qui distingue Malani de tant d’artistes contemporains, c’est son refus de se laisser enfermer dans une identité figée. Contrairement à ceux qui exploitent leur “indianité” comme un capital exotique pour séduire les institutions occidentales, elle utilise sa position unique pour créer un art véritablement cosmopolite. Elle puise aussi bien dans les mythes grecs qu’indiens, comme en témoigne son oeuvre “Sita/Médée” (2006) qui fusionne ces deux figures féminines tragiques sur un même plan pictural.

Sa pratique est profondément ancrée dans la littérature. En 2012, pour son installation “In Search of Vanished Blood”, elle s’inspire du roman “Cassandre” de Christa Wolf et de la figure mythique de la prophétesse condamnée à dire la vérité sans jamais être crue. Ce n’est pas un hasard si Malani s’identifie à Cassandre, cette femme dont la parole est systématiquement invalidée par le pouvoir masculin. En tant qu’artiste femme dans un monde de l’art dominé par les hommes, elle a longtemps subi ce que l’anthropologue Veena Das appelle “le traitement patronisant” de ses pairs masculins [2].

L’installation “Mother India : Transactions in the Construction of Pain”, créée pour la Biennale de Venise, aborde frontalement les violences sexuelles infligées aux femmes pendant la Partition. S’inspirant de l’essai de Veena Das, “Language and Body : Transactions in the Construction of Pain”, Malani explore comment le corps féminin devient une métaphore de la nation en temps de conflit. Pendant la Partition, environ 100.000 femmes des deux côtés de la frontière ont été enlevées et violées. Comme l’écrit Das, “les corps des femmes étaient des métaphores de la nation, ils devaient porter les signes de leur possession par l’ennemi” [3].

Ce qui fait la force de Malani, c’est sa capacité à transformer ces sujets traumatiques en expériences esthétiques puissantes. Ses “video/shadow plays” comme “Gamepieces” (2003) ou “Remembering Mad Meg” (2007) créent des environnements immersifs où lumière, ombre, couleur et son se combinent pour produire une expérience synesthésique. Les cylindres tournants peints à l’envers projettent des ombres mouvantes sur les murs, tandis que des vidéos sont projetées à travers eux, créant ainsi plusieurs couches narratives qui se superposent et s’entremêlent.

L’intérêt de Malani pour la figure de “Mad Meg” (Dulle Griet) de Bruegel est révélateur. Cette femme qui porte une casserole sur la tête et des ustensiles de cuisine attachés à sa ceinture, menant une armée de créatures étranges, devient dans son travail un symbole de la force et du courage féminins. À une époque où de telles femmes étaient brûlées comme sorcières, Meg apparaît comme une figure de résistance, arpentant le pays avec détermination.

Contrairement à tant d’artistes qui se contentent de critiquer sans proposer d’alternative, Malani suggère une voie vers la guérison collective. Dans une interview récente, elle affirme que “l’avenir est féminin. Il n’y a pas d’autre issue” [4]. Pour elle, la domination des valeurs masculines traditionnelles a conduit à la destruction de l’environnement et à l’oppression des marginalisés. La solution réside dans un équilibre entre les tendances féminines et masculines qui existent en chacun de nous.

Sa pratique récente des animations numériques sur Instagram témoigne de sa volonté constante d’atteindre un public plus large et de contourner les gardiens du monde de l’art. Ces “carnets de notes animés”, comme elle les appelle, sont des réponses immédiates aux événements politiques et sociaux. Dans l’une d’elles, réalisée pendant la pandémie de coronavirus, un pistolet étiqueté “l’État” et une main tendue représentant “le citoyen” clignotent à l’écran, suivis d’une ligne du poème “Out of Work” de Langston Hughes.

Ce qui rend l’oeuvre de Malani si pertinente aujourd’hui, c’est aussi sa capacité à transcender les divisions artificielles entre l’Est et l’Ouest. Dans l’exposition “My Reality is Different” à la National Gallery de Londres, elle utilise son iPad pour animer et transformer des chefs-d’oeuvre occidentaux, les confrontant à sa propre perspective. Des figures rouges esquisséees tombent à travers des fragments de grands tableaux, glissant le long des frettes du luth dans “Les Ambassadeurs” de Holbein ou insufflant un souffle de vie dans la pompe à air du “Cauchemar du docteur” de Wright of Derby.

Ce dialogue entre les cultures n’est pas une appropriation gratuite. Comme le souligne Malani, “le compendium de toutes les cultures est un lexique pour tous les artistes” [5]. Elle refuse l’idée selon laquelle les artistes occidentaux comme Picasso auraient plus de légitimité à s’inspirer d’autres cultures que les artistes issus de pays anciennement colonisés, qui sont souvent qualifiés de “dérivés” lorsqu’ils font de même.

La dimension politique de son travail n’est jamais dogmatique. Dans “The Future is Female”, une oeuvre récente, elle explore comment les valeurs féminines traditionnellement associées à la terre pourraient offrir une alternative au capitalisme destructeur qui traite la nature comme une ressource infinie. Pendant la pandémie de COVID-19, elle observe que la pollution à Mumbai et Delhi a considérablement diminué, permettant aux flamants roses de revenir en nombre dans les zones marécageuses de la ville. Pour elle, c’est une confirmation de la vision de Cassandre : la vérité est sous nos yeux, nous devons simplement la reconnaître et agir en conséquence.

Ce qui fait la grandeur de Nalini Malani, c’est qu’elle crée un art qui nous interpelle à plusieurs niveaux. Comme elle l’explique, “c’est une relation à trois corps entre l’artiste, l’objet d’art et le spectateur. Les trois ensemble réveillent l’art ; sinon, il reste en sommeil” [6]. Son travail nous invite à participer activement à la création du sens, à nous engager dans un dialogue critique avec l’histoire, la politique et la culture.

À plus de 70 ans, Malani n’a rien perdu de sa pertinence ni de sa capacité à innover. En tant que première bénéficiaire de la bourse National Gallery Contemporary Fellowship, elle continue d’explorer de nouvelles façons de raconter des histoires et de remettre en question les récits dominants. Sa pratique nous rappelle que l’art n’est pas un luxe superflu, mais, comme elle le dit si bien, “comme l’oxygène, comme l’air frais” [7], essentiel à notre survie collective.

Dans un monde où les voix dissidentes sont de plus en plus marginalisées, où les nationalistes et les fondamentalistes gagnent du terrain dans de nombreux pays, l’oeuvre de Malani nous rappelle l’importance de résister, de témoigner et d’imaginer des futurs alternatifs. Elle nous montre que l’art peut être à la fois politiquement engagé et esthétiquement puissant, qu’il peut nous séduire par sa beauté tout en nous confrontant aux vérités les plus dérangeantes de notre époque.


  1. Malani, Nalini. Entretien avec Johan Pijnappel, 2005. Site web de l’artiste, nalinimalani.com.
  2. Pijnappel, Johan. “Nalini Malani”, Frieze, 1er janvier 2008.
  3. Das, Veena. “Language and Body : Transactions in the Construction of Pain”, In Social Suffering, édité par Arthur Kleinman, Veena Das, et Margaret Lock. Oxford University Press India, 1998.
  4. Rix, Juliet. “Nalini Malani, interview: ‘The future is female. There is no other way'”, Studio International, 2020.
  5. Luke, Ben. “Nalini Malani at the National Gallery review: bringing a new perspective to the collection’s masterpieces”, Evening Standard, 2023.
  6. Ray, Debika. “Art without borders, an interview with Nalini Malani”, Apollo Magazine, Septembre 2020.
  7. Malani, Nalini. Citée dans “Nalini Malani, interview: ‘The future is female. There is no other way'”, Studio International, 2020.
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Référence(s)

Nalini MALANI (1946)
Prénom : Nalini
Nom de famille : MALANI
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Inde

Âge : 79 ans (2025)

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