Écoutez-moi bien, bande de snobs, il est grand temps qu’on décortique ensemble le phénomène Neo Rauch, cet énigmatique peintre allemand qui nous offre un univers pictural aussi dérangeant qu’irrésistible. Entre ses personnages figés dans une chorégraphie de l’absurde et ses paysages industriels aux couleurs sucrées comme des bonbons empoisonnés, Rauch nous tend un miroir déformant où la modernité et l’histoire se télescopent sans jamais vraiment s’embrasser.
Né en 1960 à Leipzig, orphelin à quatre semaines après la mort tragique de ses parents dans un accident ferroviaire, Rauch incarne la figure même de l’artiste façonné par l’absence. Cette béance originelle semble avoir ouvert en lui une faille temporelle, un interstice où les époques s’entrechoquent avec la violence silencieuse d’un cauchemar lucide. Ce n’est pas un hasard si ses figures semblent toujours flotter dans un entre-deux, comme suspendues entre deux états de conscience.
Chaque toile de Rauch est une scène de théâtre où se joue une pièce dont les acteurs eux-mêmes ignorent le scénario. Ces personnages à l’allure d’automates, vêtus d’uniformes anachroniques ou de vêtements de travail démodés, s’affairent à des tâches dont le sens nous échappe. Ils sont comme des somnambules dans un monde qui ressemble au nôtre mais qui obéit à des lois physiques et sociales différentes.
Ce qui frappe d’emblée dans l’oeuvre de Neo Rauch, c’est sa relation trouble à l’architecture et à l’espace. Impossible de ne pas penser à l’analyse fulgurante de Gaston Bachelard sur la poétique de l’espace quand on observe ces compositions vertigineuses où l’intérieur et l’extérieur s’interpénètrent sans logique apparente. Comme l’écrivait Bachelard, “l’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu” [1]. Chez Rauch, cet espace vécu est celui d’une mémoire collective fragmentée, kaléidoscopique, où les cheminées d’usines côtoient des églises baroques, où les perspectives s’effondrent comme des châteaux de cartes.
Les paysages industriels qui servent souvent de décor à ses tableaux ne sont pas sans évoquer cette “topophilie” dont parle Bachelard, cet “amour de l’espace” qui s’attache aux lieux habités par la conscience. Sauf que chez Rauch, ces lieux sont imprégnés d’une mélancolie post-soviétique, comme hantés par les promesses non tenues d’une modernité industrielle qui s’est effondrée avec le Mur de Berlin. Les cheminées d’usines qui ponctuent ses toiles ne sont pas seulement des éléments architecturaux, mais des totems d’une religion défunte, celle du progrès technologique comme salut collectif.
Les couleurs de Rauch constituent un langage à part entière. Ces roses bonbon, ces jaunes acides, ces bleus électriques tranchent avec la gravité des scènes représentées. C’est comme si Rauch avait décidé de peindre des tragédies avec la palette d’une publicité pour glaces italiennes des années 50. Cette discordance chromatique produit un effet de distanciation qui n’est pas sans rappeler le théâtre épique de Bertolt Brecht. Comme l’expliquait Brecht lui-même: “La distanciation transforme l’attitude approbatrice du spectateur, fondée sur l’identification, en une attitude critique” [2]. Chez Rauch, cette distanciation nous oblige à nous interroger sur notre propre relation à l’histoire récente, notamment celle de l’Allemagne divisée.
Neo Rauch se tient à la croisée de plusieurs traditions picturales, les absorbant pour mieux les subvertir. On sent bien sûr l’influence du réalisme socialiste dans la monumentalité de certains personnages, mais dépouillés de tout héroïsme militant, comme vidés de leur substance idéologique. Il y a aussi quelque chose du surréalisme, mais un surréalisme qui aurait renoncé à l’onirisme joyeux d’un Dalí pour embrasser une vision plus sombre, plus contrôlée, presque clinique. “Le surréalisme vit dans la contradiction”, écrivait André Breton [3], et c’est précisément dans cet interstice contradictoire que se situe l’oeuvre de Rauch, ni tout à fait figurative, ni abstraite; ni nostalgique, ni futuriste; ni narrative, ni hermétique.
Prenons par exemple son tableau “Die Fuge” (2007). Au premier plan, deux personnages manipulent des instruments étranges tandis qu’à l’arrière-plan, une structure architecturale improbable semble à la fois s’effondrer et se construire. Le titre fait référence à la forme musicale de la fugue, cette construction contrapuntique complexe où les voix se répondent en écho, mais aussi à l’idée de fuite ou d’interstice. Cette polysémie est typique de Rauch qui aime jouer sur les multiples niveaux de lecture possibles de ses oeuvres.
L’ambivalence politique de Neo Rauch mérite qu’on s’y attarde. Élevé en RDA (République démocratique allemande), formé dans le système académique est-allemand avant la chute du Mur, Rauch a connu de l’intérieur un système totalitaire qu’il se garde bien de porter aux nues. Mais contrairement à d’autres artistes de sa génération, il n’a pas non plus embrassé sans réserve les valeurs de l’Ouest capitaliste. Cette position d’entre-deux lui a valu des critiques, notamment de la part de l’historien de l’art Wolfgang Ullrich qui l’a accusé de pencher vers une forme de conservatisme. Rauch a répondu par un tableau représentant un critique déféquant dans un pot de chambre, preuve s’il en est que la neutralité politique n’est pas synonyme d’absence de tempérament !
Cette dimension politique se retrouve jusque dans sa technique. Contrairement à nombre d’artistes contemporains qui délèguent l’exécution de leurs oeuvres à des assistants, Rauch peint chaque centimètre carré de ses toiles. Ce refus de la division du travail peut être lu comme une forme de résistance au système de production capitaliste, un attachement presque artisanal à la matérialité de l’oeuvre. Comme le souligne Hannah Arendt dans “La Condition de l’homme moderne”, “l’oeuvre de nos mains, par opposition au travail de nos corps, l’homo faber qui fait, qui ouvrage, par opposition à l’animal laborans qui peine et assimile, fabrique l’infinie variété des objets dont la somme constitue l’artifice humain” [4]. Rauch est résolument du côté de l’homo faber, du fabricant qui transforme la matière en sens.
Ce qui me plaît chez Rauch, c’est qu’il crée des univers qui semblent obéir à une logique interne rigoureuse tout en restant fondamentalement opaques pour le spectateur. Ses toiles sont comme des systèmes clos, autosuffisants, qui n’ont pas besoin de notre compréhension pour exister. Cette autonomie de l’oeuvre d’art, Theodor Adorno l’avait théorisée en parlant de “l’énigmaticité” comme caractéristique essentielle de l’art véritable: “Les oeuvres d’art partagent avec les énigmes cette ambiguïté d’être déterminées et indéterminées. Elles sont des énigmes parce qu’elles brisent ce qu’elles pourraient être tout en le maintenant” [5].
Les figures récurrentes dans l’oeuvre de Rauch, ces hommes en uniforme, ces travailleurs anonymes, ces femmes aux allures d’androïdes, ne sont pas des personnages au sens narratif, mais plutôt des archétypes, des incarnations de postures existentielles. Ils me font penser à ce que disait Carl Jung à propos des archétypes: “L’archétype est une tendance à former des représentations d’un motif, des représentations qui peuvent varier considérablement dans les détails sans perdre leur modèle de base” [6]. Rauch puise dans ce réservoir d’images primordiales pour construire un monde qui nous semble familier et étranger à la fois.
Dans “Hüter der Nacht” (2014), un tableau exposé chez David Zwirner, on retrouve cette qualité archétypale. Un homme en costume sombre se tient debout dans un paysage nocturne, tenant ce qui semble être une lanterne. Est-ce un gardien? Un veilleur? Un guide? Toutes ces interprétations sont possibles, mais aucune n’épuise le sens de l’image. C’est justement cette ouverture interprétative qui fait la richesse de l’oeuvre de Rauch.
Neo Rauch lui-même décrit son processus créatif comme une forme de transe, un état méditatif où les images surgissent d’un “brouillard blanc” qu’il doit saisir et ramener à la surface. “Je me considère comme une sorte de système de filtration péristaltique dans la rivière du temps”, a-t-il déclaré [7]. Cette métaphore organique est révélatrice: l’artiste comme corps traversé par des flux qu’il filtre et transforme, plutôt que comme démiurge tout-puissant.
Cette humilité face au processus créatif contraste avec l’arrogance de tant d’artistes contemporains qui se posent en prophètes d’une vision du monde. Rauch, lui, semble accepter d’être le médium d’une réalité qui le dépasse, qu’il ne prétend pas maîtriser intellectuellement. “Une peinture devrait être plus intelligente que son peintre”, affirme-t-il [8], renversant ainsi la hiérarchie traditionnelle entre l’artiste et son oeuvre.
Ce qui me touche profondément dans l’oeuvre de Rauch, c’est sa capacité à créer des images qui résistent à notre époque de consommation visuelle accélérée. Dans un monde saturé d’images qui s’épuisent en un clic, ses tableaux requièrent du temps, de l’attention, une forme d’abandon. Ils nous rappellent que voir vraiment est un acte qui engage tout notre être, pas seulement notre rétine. Comme l’écrivait John Berger, “voir vient avant les mots. L’enfant regarde et reconnaît avant de pouvoir parler” [9]. Rauch nous ramène à cette vision première, préverbale, où le monde nous apparaît dans toute son étrangeté.
Neo Rauch est un peintre dont l’oeuvre échappe aux catégories faciles. Ni tout à fait contemporain, ni anachronique; ni abstrait, ni strictement figuratif; ni conceptuel, ni naïf, il occupe un territoire singulier dans le paysage artistique actuel. Et c’est peut-être là sa plus grande réussite: avoir créé un univers pictural immédiatement reconnaissable, un monde parallèle qui obéit à ses propres lois physiques et métaphysiques.
Pour vous qui contemplez ses toiles avec un mélange de fascination et de perplexité, ne cherchez pas tant à les comprendre qu’à vous laisser happer par elles. Comme des portails vers une réalité alternative où notre histoire récente, avec ses utopies effondrées et ses rêves inachevés, est rejouée selon un scénario différent. C’est un monde où l’Est et l’Ouest, le passé et le futur, le quotidien et le mythique coexistent dans une étrange harmonie discordante. Un monde qui nous rappelle que notre réalité, celle que nous prenons pour acquise, n’est peut-être qu’une version parmi d’autres des possibles qui nous habitent.
Alors la prochaine fois que vous croiserez une toile de Rauch dans un musée ou une galerie, prenez le temps de vous y perdre. Laissez-vous déstabiliser par ces couleurs improbables, ces perspectives brisées, ces figures en apesanteur. Car comme le disait si justement Klee, “l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible” [10]. Et ce que Rauch rend visible, c’est peut-être cette part d’étrangeté irréductible qui gît au coeur même de notre modernité.
- Bachelard, Gaston. La Poétique de l’espace. Paris: Presses Universitaires de France, 1957.
- Brecht, Bertolt. Petit organon pour le théâtre. Paris: L’Arche, 1963.
- Breton, André. Manifeste du surréalisme. Paris: Gallimard, 1924.
- Arendt, Hannah. Condition de l’homme moderne. Paris: Calmann-Lévy, 1961.
- Adorno, Theodor W. Théorie esthétique. Paris: Klincksieck, 1974.
- Jung, Carl Gustav. L’Homme et ses symboles. Paris: Robert Laffont, 1964.
- Rauch, Neo, cité dans “Neo Rauch: Comrades and Companions”, film documentaire de Nicola Graef, 2016.
- Rauch, Neo, entretien avec Paul Laster, Conceptual Fine Arts, 2019.
- Berger, John. Voir le voir. Paris: Alain Moreau, 1976.
- Klee, Paul. Théorie de l’art moderne. Paris: Denoël, 1985.
















