Écoutez-moi bien, bande de snobs. Óscar Murillo n’est pas ce parfait sujet de conversation pour montrer que vous suivez l’actualité artistique sans trop vous mouiller. Ce colombien transplanté à Londres ne se laisse pas mettre en cage dans vos collections bien ordonnées. Ses toiles sont des arènes de combat, des champs de bataille où la peinture devient une substance vivante, un organisme qui respire, qui hurle, qui questionne. À 39 ans, ce n’est plus le petit nouveau qu’on s’arrache, mais un artiste en pleine possession de ses moyens, qui déploie une pratique aussi expansive qu’inconfortable.
Le monde de l’art adore célébrer des artistes qu’il peut aisément classifier. Murillo déjoue cette logique avec une férocité délibérée. En 2013, alors qu’il sortait à peine du Royal College of Art, le marché s’est jeté sur lui comme un prédateur sur sa proie. Des oeuvres estimées à 30.000 dollars se sont vendues pour plus de 400.000. On l’a immédiatement étiqueté “le nouveau Basquiat”, comme si cela expliquait quoi que ce soit. Quelle paresse intellectuelle ! Quelle facilité que de réduire un artiste colombien à cette unique référence ! Pourtant Murillo est bien plus riche et complexe que ces raccourcis fainéants ne le suggèrent.
L’une des choses les plus intéressantes chez Murillo est sa relation au voyage incessant. Contrairement à tant d’artistes contemporains qui vivent dans une bulle, il s’est inventé une pratique nomade qui fait de l’avion un atelier en mouvement. Le critique Victor Wang a même baptisé cette approche le “flight mode”, un terme parfait pour décrire comment Murillo transforme le transit permanent en méthode créative. Ses toiles portent les traces de ces déplacements constants, comme des journaux de bord d’une mondialisation vécue dans la chair plutôt que théorisée confortablement.
Pour sa première exposition chez David Zwirner à New York en 2014, “A Mercantile Novel”, Murillo a créé une véritable provocation. Au lieu de remplir l’espace de galerie avec des peintures à vendre, il a transformé l’endroit en usine de chocolat fonctionnelle, employant des ouvriers colombiens pour produire des confiseries gratuitement distribuées aux visiteurs. La subversion était délicieuse, au sens propre comme au figuré. L’usine Colombina de La Paila, où quatre générations de sa famille ont travaillé, se retrouvait transplantée dans l’Upper East Side new-yorkais. Le commentaire était clair : nos plaisirs occidentaux sont produits par des mains que nous préférons ignorer.
Cette conscience aiguë des réalités économiques globales traverse toute l’oeuvre de Murillo. Prenez ses peintures de la série “Manifestation” (2019-2022) : ces grandes toiles expressionnistes où le bleu domine sont le fruit d’un travail lent, méthodique, presque méditatif. “Je travaille sur les toiles pendant des années. C’est comme faire de très bons vins”, explique-t-il. Ces oeuvres maturent lentement, absorbant le temps et l’espace comme un terroir pictural. Elles contiennent les traces du monde tel qu’il est vécu par l’artiste, fragmenté, chaotique, mais d’une puissance indéniable.
Ce n’est pas un hasard si tant de ses oeuvres sont constituées de morceaux de toile cousus ensemble. Ces coutures, ces raccords imparfaits, racontent quelque chose d’essentiel sur notre époque : nous vivons dans un monde de fragments mal raccordés, où les identités nationales, culturelles et personnelles ne s’ajustent jamais parfaitement. Dans “Violent Amnesia” (2014-2018), une oeuvre monumentale avec une carte du monde renversée et des oiseaux sérigraphiés, Murillo parle directement de notre tendance collective à oublier l’histoire du travail et de l’exploitation. Les migrateurs peuvent traverser les frontières ; pas les humains.
Lorsqu’on examine la relation de Murillo à l’histoire de l’art, une affinité particulière émerge avec l’expressionnisme abstrait, mais pas dans sa version américaine héroïque et individualiste. Sa pratique picturale dialogue plutôt avec celle d’artistes comme Alberto Burri, dont les sacs de jute brûlés et cousus évoquaient les traumatismes de l’après-guerre européen. Pour Burri comme pour Murillo, la toile n’est pas simplement un support : c’est une peau sociale qui porte les cicatrices du réel [1].
La façon dont Murillo aborde la peinture pourrait être qualifiée d’anthropologique : il s’intéresse à la substance autant qu’à l’image. Ses toiles noires de la série “Institute for Reconciliation” (2017-présent) ne sont pas exposées traditionnellement sur des murs, mais traînent parfois sur le sol ou sont drapées comme des drapeaux en berne. Lors de la Biennale de Venise en 2015, ces grandes toiles noires pendaient à l’entrée du pavillon central, comme pour annoncer un deuil. “Le noir est devenu une sorte d’univers et de constellation en soi”, explique Murillo. Son utilisation du pigment noir ivoire crée une densité matérielle qui agit comme un trou noir visuel, aspirant le regard du spectateur.
Cette pratique de la peinture comme matière et comme action plutôt que comme représentation rejoint les idées de l’Arte Povera. Murillo cite souvent Jannis Kounellis qui disait que la bourgeoisie peint pour créer un plan dimensionnel de forme et d’ombre, donnant une illusion d’espace, tandis que lui utilisait la peinture comme un fait, presque comme un outil matériel et physique. Cette approche matérialiste de la peinture traverse tout le travail de Murillo et lui confère sa puissance immédiate, viscérale.
Mais la dimension politique de son travail ne réside pas seulement dans cette matérialité brute. Elle se manifeste aussi dans sa façon d’exposer ses oeuvres, souvent sur des structures qui évoquent des échafaudages, brouillant ainsi la frontière entre l’espace sacré de l’art et l’espace profane du travail manuel. En 2014, pour l’exposition “The Forever Now” au MoMA, les visiteurs étaient invités à manipuler plusieurs de ses toiles laissées au sol, “comme des tapis dans un bazar”, les dépliant et les repliant pour explorer leur texture et leur composition. Ce geste radical désacralise l’oeuvre d’art, mais paradoxalement réaffirme son statut en créant une nouvelle forme d’adresse au spectateur.
L’un des projets les plus ambitieux et durables de Murillo est sans doute “Frequencies” (2013-présent), une collaboration avec la politologue Clara Dublanc. Dans ce projet, des toiles vierges sont fixées sur les bureaux d’élèves du monde entier pendant six mois, recueillant leurs dessins, griffonnages et expressions spontanées. À ce jour, ce sont plus de 50 000 toiles provenant de 36 pays différents qui ont été collectées. Murillo voit ces enfants comme des “dispositifs d’enregistrement” encore non formatés par les dogmes sociaux. Les résultats forment une archive collective fascinante de l’enfance mondiale, révélant à la fois des similarités universelles et des différences culturelles profondes.
Cette approche collaborative souligne un aspect essentiel de la pratique de Murillo : son rejet de l’artiste comme génie solitaire. Même quand il peint seul dans son atelier, il incorpore des fragments trouvés lors de ses voyages, comme cette publicité pour du lait condensé “Healthy Boy” découverte en Thaïlande et qui apparaît dans plusieurs de ses oeuvres. Ces éléments étrangers créent un lexique visuel mondialisé qui reflète notre expérience contemporaine de déplacement constant et de juxtaposition culturelle.
Lors de la pandémie de COVID-19, Murillo s’est retrouvé confiné dans son village natal de La Paila, la plus longue période qu’il y ait passée depuis son enfance. Au lieu de se replier sur sa pratique d’atelier, il a transformé son espace en centre de distribution alimentaire. “Je me suis associé avec mes amis et la municipalité”, explique-t-il. “Nous avons obtenu l’autorisation de livrer de la nourriture et mon espace studio est devenu une sorte de centre de distribution. Ce que nous y gardons, ce sont des lentilles, des protéines, du thon en conserve, des produits d’hygiène essentiels, et nous les donnons simplement. En Colombie, l’État-providence est presque inexistant”. Ce glissement de l’art vers l’action directe illustre parfaitement la façon dont Murillo refuse la séparation entre création et engagement.
Cette ambivalence face au statut privilégié de l’artiste traverse toute sa carrière. En 2015, invité pour une résidence dans le manoir d’un collectionneur à Rio de Janeiro, Murillo a choisi de travailler aux côtés du personnel de nettoyage plutôt que de créer des oeuvres. Lors de la soirée de clôture, il a prononcé un discours accusateur contre le collectionneur et ses amis fortunés. De même, en 2016, en route pour la Biennale de Sydney, il a jeté son passeport britannique dans les toilettes d’un avion, souhaitant “redémarrer” son parcours de vie, comme son père l’avait fait en émigrant à Londres. Ces gestes radicaux révèlent un artiste profondément inconfortable avec les privilèges que sa réussite lui a apportés.
Cette conscience de classe est rare dans le monde de l’art contemporain, qui aime parler de race, de genre, de conflits dans différentes parties du monde, mais jamais vraiment de classe. Dans une interview récente, Murillo affirmait : “Je suis de la classe ouvrière. Ce n’est pas une question d’argent, c’est une question de caractère”. Cette posture contraste fortement avec celle de tant d’artistes contemporains qui se drapent dans un discours progressiste tout en étant parfaitement à l’aise dans le système des galeries commerciales et des foires internationales.
Paradoxalement, ce qui rend le travail de Murillo si puissant, c’est précisément cette tension non résolue entre sa critique du système et sa participation à celui-ci. Comme il l’explique lui-même : “C’est la tension qui le maintient vivant”. Il n’y a pas de synthèse confortable, pas de résolution facile. Ses oeuvres nous confrontent à nos propres contradictions, à notre propre complicité dans un système mondial profondément inégalitaire.
En 2019, Murillo a partagé le prestigieux Turner Prize avec trois autres artistes, Tai Shani, Helen Cammock et Lawrence Abu Hamdan, après avoir demandé collectivement aux juges de ne pas les mettre en compétition. Ce geste reflétait leur désir de solidarité dans un moment de divisions politiques profondes, notamment autour du Brexit. Ironiquement, cette demande de collectivisation a été présentée par l’agence de marketing de la Tate comme un nouveau “coup médiatique” dans la longue histoire des controverses du prix. Murillo et ses collègues avaient subverti le prix, mais le système avait immédiatement récupéré cette subversion. C’est peut-être la leçon la plus importante de la carrière de Murillo jusqu’à présent : même les gestes les plus radicaux peuvent être absorbés et neutralisés par le système qu’ils cherchent à critiquer.
Ce qui sauve Murillo de cette récupération totale, c’est justement son refus de se laisser définir par une seule tactique ou une seule approche. Comme il l’explique à propos de ses séries d’expositions : “Je ne considère pas les expositions comme des projets individuels. Ma façon de travailler est beaucoup plus poreuse. Chaque exposition est un arrêt, disons, dans un essai en cours. Elles sont effectivement un moment figé, comme lorsqu’on pose son stylo et qu’on révèle ce qu’on a écrit au public”. Cette vision du parcours artistique comme un flux continu plutôt que comme une série d’oeuvres finies permet à Murillo d’échapper aux tentatives de fixation et de définition.
Le fait que Murillo continue à peindre malgré tous les détours de sa pratique est significatif. La peinture reste pour lui un espace de liberté et d’expérimentation, mais aussi un moyen d’infiltration. “Je pense à l’endroit où mes peintures finissent par se retrouver. Peut-être, comme celles de Luc Tuymans, dans de belles maisons bourgeoises quelque part en Europe ou aux États-Unis. Donc je pense à mon travail dans le contexte d’un vaisseau pour infiltrer certains espaces. C’est presque comme dire qu’il ne sert à rien de jeter des pierres de l’extérieur si vous pouvez être à l’intérieur et avoir cette communication et ce dialogue qui commence dans ces espaces” [2].
La démarche de Murillo est celle d’un infiltré, d’un agent double qui utilise sa position privilégiée pour questionner les mécanismes mêmes qui lui ont permis d’accéder à cette position. Ses oeuvres vibrent de cette tension jamais résolue entre engagement critique et succès commercial, entre déracinement perpétuel et attachement profond à ses origines, entre expressivité personnelle et conscience politique.
Dans un monde de l’art contemporain souvent cynique ou superficiel, où les postures critiques deviennent rapidement des marchandises comme les autres, Murillo maintient une intégrité rare. Non pas en se tenant à l’écart du système, ce qui serait une autre forme de pureté illusoire, mais en l’habitant tout en exposant ses contradictions. Ses toiles cousues, fragmentées, malmenées, sont à l’image de notre époque : déchirée entre des forces contradictoires, mais toujours en mouvement, toujours en devenir. Et c’est peut-être là la véritable leçon de son travail : l’art, comme la vie, n’est pas un produit fini mais un processus constant d’adaptation, de résistance et de transformation.
- Peter Benson Miller, “Keeping it Alive: Oscar Murillo,” Flash Art, 1er juin 2020.
- Krithika Varagur, “Interview with Oscar Murillo,” The White Review, 2020.
















