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Rebecca Warren : Le carnaval sculpté qui défie l’art

Publié le : 19 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Les sculptures de Rebecca Warren transforment l’argile et le bronze en formes ambiguës qui oscillent entre le sublime et le grotesque, défiant les conventions esthétiques avec une intensité presque criminelle. Son travail nous interroge sur les frontières entre matérialité brute et raffinement artistique.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Rebecca Warren n’est pas une sculptrice comme les autres. Elle est cette artiste britannique qui malaxe l’argile avec une intensité presque criminelle, jetant au visage de l’establishment artistique des créations qui oscillent entre le sublime et le grotesque. Ses oeuvres semblent émerger d’un univers primitif où les conventions esthétiques seraient encore à inventer. Warren est cette force qui transforme la matière brute en formes ambiguës, proches de totems païens mais résolument contemporaines.

Quand vous contemplez ses sculptures massives en bronze, peintes avec une délibération enfantine, vous êtes face à des êtres quasi-humanoïdes, déformés par des protubérances, des bosses, des creux et des coulures. Ces créatures ressemblent à d’anciens menhirs celtiques ou à des statues primitives, mais elles sont aussi des parodies mordantes des hommages que l’art moderne a rendus à ces mystérieux totems. Les “Los Hadeans” de Warren, avec leurs visages simiesque et leurs excroissances spiniformes, habitent véritablement le monde des Enfers dont ils tirent leur nom.

La relation de Warren avec la matière est fondamentalement physique, brutale même. Elle pousse, tire, manipule l’argile qui garde ensuite les empreintes de ses doigts, même lorsqu’elle est solidifiée en bronze. Cette approche sensitive et tactile rappelle étrangement le concept de “corps sans organes” théorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari [1]. Dans leur ouvrage “Mille Plateaux”, ces philosophes décrivent un corps libéré des contraintes organiques, un corps qui n’est pas organisé hiérarchiquement mais qui existe comme une surface d’intensités. Les sculptures de Warren incarnent parfaitement cette notion : elles sont des masses d’intensité pure, des corps en devenir constant qui résistent aux catégorisations faciles.

Prenons “Helmut Crumb” (1998), cette sculpture monumentale représentant des jambes féminines aux proportions exagérées, juchées sur des talons hauts. Cette oeuvre, inspirée par un dessin de Robert Crumb et une photographie d’Helmut Newton, n’est pas une simple appropriation sexuelle d’images créées par des hommes sur les femmes. Elle inverse le pouvoir et montre des jambes de femme victorieuses qui avancent sans tête mais indomptables. Warren ne cherche pas à victimiser, mais à transmuter l’iconographie masculine en une forme d’émancipation sculpturale. Comme l’écrit Deleuze : “Le corps sans organes n’est pas un corps mort mais un corps vivant, d’autant plus vivant, d’autant plus grouillant qu’il a fait sauter l’organisme et son organisation” [2].

Le travail de Warren évoque également la théorie du carnavalesque développée par Mikhaïl Bakhtine. L’aspect grotesque, humoristique et parfois scatologique de ses sculptures rappelle la vision bakhtinienne du carnaval comme lieu de renversement des hiérarchies et des valeurs établies [3]. Dans ses études sur François Rabelais, Bakhtine a montré comment le grotesque corporel, loin d’être simplement dégradant, pouvait devenir un principe de régénération et de renouvellement. Warren utilise précisément ce “réalisme grotesque” pour railler les conventions de la sculpture occidentale tout en les célébrant.

Ses figures en argile non cuite, délibérément inachevées, reflètent parfaitement ce que Bakhtine appelait “le corps grotesque”, jamais achevé, toujours en construction, débordant ses propres limites [4]. Elles s’opposent au canon classique du corps parfait, fermé, lisse et sans défaut. Warren embrasse au contraire le principe carnavalesque dans sa dimension la plus corporelle : ses sculptures exposent des bosses, des creux, des orifices, des excroissances, elles sont ouvertes sur le monde et en constante métamorphose.

C’est précisément cette dimension carnavalesque qui permet à Warren de jouer avec les références artistiques tout en les subvertissant. Ses sculptures en métal construites dans un style vaguement constructiviste mais agrémentées d’un pompom rose dérisoire tournent en dérision la pomposité du post-minimalisme. Comme l’écrit la critique Anna Lovatt : “Rien ne provoque l’hilarité comme la pomposité post-minimaliste percée par un pompom bien placé” [5]. Warren refuse la solennité artistique, suivant en cela le principe bakhtinien selon lequel le rire carnavalesque sape l’autorité et ouvre à une vérité alternative.

Les sculptures métalliques de Warren établissent également un dialogue ambigu avec le féminisme. Elle peint souvent ses constructions en acier en rose et les agrémente de pompons moelleux, comme pour imposer une féminité irrévérencieuse à ces formes habituellement associées à la masculinité. Son oeuvre “Let’s All Chant”, constituée de plans métalliques intersectés peints d’un rose bonbon éclatant, emprunte son titre au tube disco de 1977 du Michael Zager Band qui exhorte l’auditeur à “bouger son corps”. Warren insuffle ainsi du mouvement et de la sensualité à des formes minimalistes traditionnellement froides et statiques.

La sculptrice navigue constamment entre différentes traditions artistiques. Si ses oeuvres figuratives rappellent Umberto Boccioni et Alberto Giacometti, ses travaux en acier font écho à Richard Serra et John McCracken. Mais Warren n’est pas une simple copiste. Entre ses mains, l’arsenal des matériaux et stratégies sculpturales, bronze et acier, figuration et géométrie, acquiert une touche personnelle grâce à des motifs peints à la main, des éclaboussures désordonnées aux tons de glace, menthe, vanille et fraise. Plusieurs oeuvres arborent joyeusement des pompons rose et bleu pastel, et la tête de “Three” est coiffée d’un noeud ravissant.

Dans le contexte bakhtinien, cette fusion d’éléments disparates peut être interprétée comme une manifestation du “corps grotesque collectif” [6]. Les sculptures de Warren ne sont pas des entités isolées mais des points de jonction où se rencontrent et se heurtent différentes traditions artistiques, créant ainsi un dialogue intergénérationnel qui est à la fois respectueux et irrévérencieux.

Les oeuvres récentes de Warren montrent une évolution significative. Ses figures anthropomorphes de la série “Los Hadeans” témoignent d’un abandon du grotesque exagéré au profit d’une subtile humanisation qui réside dans des allusions aux vêtements, au teint de la peau et au langage corporel. En ajoutant ces détails identifiables à des anatomies par ailleurs antédiluviennes et à des formes abstraites, Warren crée une intelligibilité subtile au sein de l’altérité, une sorte de terrain d’entraînement pour la reconnaissance, qui est très bienvenue aujourd’hui.

Cette évolution reflète la conception deleuzienne du devenir. Pour Deleuze, le devenir n’est pas une imitation ou une identification à quelque chose, mais un processus de changement qui établit une zone de voisinage ou de coprésence [7]. Les sculptures récentes de Warren ne sont pas des représentations de figures humaines, mais des devenirs-humains, des zones où l’humain et le non-humain se contaminent mutuellement.

Warren joue constamment avec les attentes. Ses sculptures en argile non cuite semblent défier la gravité, tandis que ses bronzes massifs donnent une impression d’apesanteur grâce à leur peinture légère et leurs formes élancées. Cette tension entre poids et légèreté, entre permanence et fragilité, est au coeur de sa pratique. Comme elle l’a déclaré elle-même : “J’aime la permanence, la légèreté. Il y a aussi un élément d’apprentissage précoce quand on utilise le papier, griffonner, déchirer, jeter. C’est agréable d’amener ces choses au centre parfois” [8].

Contrairement à Barbara Hepworth, dont l’oeuvre est caractérisée par une recherche de l’idéal et de la perfection formelle, Warren embrasse l’imperfection et l’ambiguïté. Ses sculptures ne sont pas des objets finis mais des processus en cours, des moments figés dans un flux constant de transformation. Cette approche fait écho à la conception bakhtinienne du corps grotesque comme entité jamais achevée, toujours en devenir [9].

La relation de Warren à l’histoire de l’art est complexe et ambivalente. Elle s’approprie les formes et les techniques de ses prédécesseurs mais les transforme de manière à créer quelque chose de radicalement nouveau. Comme elle l’a dit : “Vous faites l’art que vous faites, pas l’art que vous pensez devoir faire, ou l’art que vous souhaiteriez pouvoir faire… Il y a un moment où vous devez accepter ce que vous pouvez réellement faire” [10]. Cette acceptation de ses propres limitations et possibilités est ce qui donne à son travail sa force et son authenticité.

Dans un monde artistique souvent dominé par la conceptualisation excessive et la désincarnation, Warren nous rappelle l’importance de l’engagement physique avec la matière. Ses sculptures sont le résultat d’une lutte corps à corps avec l’argile, le bronze et l’acier, une lutte qui laisse des traces visibles dans l’oeuvre finale. Comme l’a noté Deleuze, “l’art commence peut-être avec l’animal, du moins avec l’animal qui taille un territoire et fait une maison” [11]. Warren taille son territoire dans la matière même, revendiquant un espace où les corps peuvent exister en dehors des catégories normatives.

Le travail de Warren nous invite à repenser notre relation au corps, à la matière et à l’histoire de l’art. En fusionnant des références aussi diverses que le primitivisme, le modernisme, le féminisme et la culture pop, elle crée des oeuvres qui défient les catégorisations faciles. Comme l’a écrit Bakhtine, le carnaval est “le lieu où coexistent et dialoguent des éléments habituellement séparés” [12]. De même, les sculptures de Warren sont des espaces de dialogue où différentes traditions artistiques, différentes conceptions du corps et différentes approches de la matière coexistent et se confrontent.

L’oeuvre de Rebecca Warren constitue une forme de résistance joyeuse aux conventions artistiques établies. À travers son engagement avec la matérialité brute et son appropriation subversive des traditions sculpturales, elle crée un univers où le corps, libéré des contraintes organiques et sociales, peut explorer de nouvelles possibilités d’existence. Comme l’écrivait Deleuze, “l’art n’est pas un privilège d’homme, mais un chemin que prend la nature pour atteindre d’autres états d’elle-même” [13]. Les sculptures de Warren nous montrent précisément ces autres états possibles, ces devenirs inattendus qui émergent lorsque la matière est libérée de ses contraintes habituelles.

Warren a déclaré un jour qu’il fallait “pas mal de culot pour se tenir devant l’une de ses sculptures et dire ‘c’est moi qui l’ai faite'” [14]. Ce sentiment de dépassement par sa propre création est caractéristique d’une approche sculpturale qui privilégie l’intuition et l’expérimentation sur le contrôle rationnel. Comme elle l’explique : “Je pense que mon niveau d’engagement envers les exigences réelles de l’art lui-même, des formes elles-mêmes, est inhabituel. Ça peut vous échapper et vous devez l’accepter. Ça peut vous surprendre et ne pas être ce à quoi vous vous attendiez” [15].

Cette ouverture à l’inattendu, cette volonté de suivre les exigences de la matière plutôt que de lui imposer une vision préconçue, est ce qui fait de Warren une artiste véritablement importante pour notre époque. Dans un monde obsédé par le contrôle et la perfection, elle nous rappelle la valeur de l’imprévisible, de l’imparfait, du processus en cours. Ses sculptures sont des monuments à l’indétermination, des célébrations de la vie dans toute sa complexité désordonnée.


  1. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Mille Plateaux. Les Éditions de Minuit, Paris, 1980.
  2. Ibid.
  3. Bakhtine, Mikhaïl. L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Gallimard, Paris, 1970.
  4. Ibid.
  5. Lovatt, Anna. “Rebecca Warren”. ArtReview, 9 juin 2017.
  6. Bakhtine, Mikhaïl. Op. cit.
  7. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Op. cit.
  8. Smith, Laura. “Rebecca Warren, ‘From the mess of experience'”. Tate Etc., 6 octobre 2017.
  9. Bakhtine, Mikhaïl. Op. cit.
  10. Smith, Laura. Op. cit.
  11. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ? Les Éditions de Minuit, Paris, 1991.
  12. Bakhtine, Mikhaïl. Op. cit..
  13. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix. Mille Plateaux. Op. cit.
  14. Smith, Laura. Op. cit.
  15. Ibid.
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Référence(s)

Rebecca WARREN (1965)
Prénom : Rebecca
Nom de famille : WARREN
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Royaume-Uni

Âge : 60 ans (2025)

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