Écoutez-moi bien, bande de snobs : Roni Horn est l’une des rares artistes vivantes à avoir compris que l’art ne se fait pas dans la certitude, mais dans l’inconfort volontaire. Depuis près de cinquante ans, cette New-Yorkaise refuse obstinément de vous offrir ce que vous attendez. Pas de signature visuelle stable, pas de déclarations rassurantes, pas de manifeste commode. À la place, elle vous jette dans un labyrinthe de verres coulés, de photographies sérielles, de dessins découpés et de textes flottants où chaque oeuvre semble contredire la précédente tout en lui murmurant des secrets. Son travail n’est pas une marque, c’est un état d’être qui refuse l’assignation.
Le paradoxe comme territoire
Le verre, matériau de prédilection de Horn depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, incarne à lui seul toute la perversité conceptuelle de son approche. Ces sculptures massives, qui peuvent peser jusqu’à cinq tonnes, possèdent cette qualité troublante d’être à la fois solides et liquides. Car techniquement, le verre est un liquide sur-refroidi, un matériau qui refuse de choisir son camp entre les états de la matière. Les surfaces supérieures de ses pièces, polies au feu, se courbent légèrement comme de l’eau maintenue par tension de surface. On croit regarder dans une piscine miniature, mais on observe en fait une masse compacte de matière figée dans un état intermédiaire. Cette ambiguïté fondamentale n’est pas qu’un tour de force technique, c’est une métaphore incarnée de l’identité elle-même : jamais fixe, toujours en devenir, obstinément réfractaire à la définition.
Les oeuvres comme Pink Tons (2008), un cube de verre rose de plus de quatre tonnes, ou la série Well and Truly (2009-2010), composée de dix cylindres de verre dans des nuances de bleu et de vert pâle, illustrent cette philosophie matérielle. Ces sculptures changent constamment selon la lumière naturelle, les conditions météorologiques, la position du spectateur. Elles refusent toute identité visuelle stable. Ce que vous voyez le matin n’est plus ce que vous verrez l’après-midi. Horn appelle cela un “oculus” aqueux, et elle a raison : ces objets sont des fenêtres sur l’instabilité même.
Le double comme méthode d’inquiétude
Horn travaille obsessionnellement par paires, par séries, par répétitions qui ne sont jamais vraiment des répétitions. Son oeuvre Things That Happen Again: For Two Rooms (1986) place deux cylindres de cuivre usinés identiques dans deux espaces séparés. Le spectateur voit le premier, puis entre dans une autre pièce pour faire face au second. Impossible de les comparer côte à côte, impossible de vérifier leur identité supposée. Cette expérience génère une inquiétude sourde : votre mémoire est-elle fiable ? Les objets sont-ils vraiment identiques ? Vous-même, êtes-vous le même entre la première et la seconde salle ? Horn utilise le doublement non pas pour rassurer par la symétrie, mais pour installer le doute. Elle vous force à reconnaître que votre propre présence, votre propre temporalité, est ce qui active et modifie l’oeuvre. Vous n’êtes pas un observateur neutre, vous êtes le facteur d’instabilité.
Cette stratégie du double atteint son apogée dans You Are the Weather (1994-1996), cent photographies rapprochées d’une femme nommée Margret immergée dans différentes sources thermales islandaises. Les variations d’expression sont infimes, presque imperceptibles, déterminées par les conditions météorologiques au moment de la prise de vue. Le visage devient paysage, la météo devient émotion, l’identité devient flux. Quinze ans plus tard, Horn photographie à nouveau la même femme dans You Are the Weather, Part 2 (2010-2011), documentant le passage du temps avec la même méthodologie implacable. Le temps n’est plus abstrait, il s’inscrit dans les rides, les changements subtils du regard, la gravité qui tire sur la chair. C’est d’une brutalité tendre, d’une poésie clinique.
Emily Dickinson : l’architecture de l’absence
L’obsession de Horn pour la poétesse américaine Emily Dickinson n’est pas une simple référence culturelle, c’est une affinité structurelle profonde. Dickinson (1830-1886), qui écrivit près de mille huit cents poèmes dont moins d’une dizaine furent publiés de son vivant, partageait avec Horn ce goût pour la réclusion choisie, pour le travail en solitude comme acte de résistance. Dickinson utilisait le tiret comme instrument de suspension, de refus de la conclusion. Ses poèmes courts, dépourvus de titres, refusaient les conventions métriques de son époque. Elle créait des espaces blancs, des silences chargés de sens, des ambiguïtés volontaires. Chez elle, l’identité était toujours plurielle, instable, sujette à métamorphose. Le “Je” de ses poèmes n’était jamais fixe, il changeait de masque, de genre, d’état d’être.
Horn a créé plusieurs séries d’oeuvres basées sur la poésie de Dickinson. Dans When Dickinson Shut Her Eyes (1993), elle transforme les premiers vers de poèmes en tiges d’aluminium carrées de différentes longueurs, appuyées contre un mur, avec le texte incrusté en plastique coulé noir. Les mots deviennent objets tridimensionnels, la poésie devient sculpture. Mais surtout, Horn libère les vers de la page, leur donne une présence physique dans l’espace. Le langage n’est plus seulement lu, il est éprouvé corporellement. La série Key and Cue poursuit cette collaboration posthume, utilisant des fragments de poèmes de Dickinson comme matière première pour des méditations sur la mémoire, l’identité, la temporalité.
Ce qui lie fondamentalement Horn à Dickinson, c’est leur refus commun du symbolisme facile. Dickinson écrivait : “To make a prairie it takes a clover and one bee”. Cette précision, cette attention au détail concret plutôt qu’à l’abstraction, on la retrouve dans toute l’oeuvre de Horn. Les deux femmes travaillent par accumulation de détails minuscules plutôt que par grands gestes. Elles comprennent que l’immense se cache dans l’infinitésimal, que la totalité se révèle dans le fragment. Dickinson parlait de “Circumference”, cette ligne qui définit les limites de l’expérience humaine tout en suggérant l’illimité au-delà. Horn crée des “oculus” vitreux qui fonctionnent exactement selon le même principe : des ouvertures qui sont aussi des limites, des fenêtres sur l’insondable.
La solitude choisie par les deux femmes n’est pas une fuite mais une méthode de travail. Dickinson se retirait dans sa chambre, portait uniquement du blanc, refusait la plupart des visites. Horn voyage seule en Islande depuis 1975, s’isole dans des paysages hostiles, dort dans des phares abandonnés. Cette réclusion volontaire crée les conditions de l’attention extrême. Sans la distraction du social, sans le bruit du monde, on peut observer les changements les plus subtils : les variations de lumière sur l’eau, les micro-expressions d’un visage, les tremblements presque imperceptibles de l’identité. Les deux artistes ont compris que la solitude n’est pas l’absence de relation, mais la relation la plus intense possible avec le monde non-humain : la météo, la géologie, le langage lui-même.
Dickinson écrivait souvent sur la mort et l’immortalité, non comme abstractions théologiques mais comme expériences concrètes, presque tactiles. Elle matérialisait l’immatériel. Horn fait exactement l’inverse : elle immatérialise le matériel. Ses sculptures de verre massif semblent flotter, ses photographies de l’eau de la Tamise dans Still Water (The River Thames, for Example) (1999) sont annotées de notes de bas de page qui racontent des histoires de suicides et de désirs, transformant l’eau noire en témoignage narratif. Chez les deux femmes, la frontière entre le physique et le psychique, entre le matériel et le spirituel, devient poreuse jusqu’à l’indistinction.
L’architecture de l’instabilité : construire avec le vide
Si l’on devait identifier une forme architecturale qui corresponde au travail de Horn, ce ne serait ni le monument ni la cathédrale, mais le phare. Pas étonnant qu’elle ait vécu dans un phare islandais en 1982 pour créer la série Bluff Life. Le phare est une structure qui existe pour créer du vide : un rayon de lumière qui traverse l’obscurité, un espace de veille et de solitude, un point de repère qui signale précisément le danger qu’il permet d’éviter. L’architecture du phare est fonctionnelle mais symbolique, pragmatique mais poétique.
Son oeuvre la plus ambitieuse en termes architecturaux est sans doute Vatnasafn/Library of Water (2007), installation permanente dans l’ancien bâtiment de la bibliothèque de Stykkishólmur, en Islande. Horn a remplacé les livres par vingt-quatre colonnes de verre remplies d’eau provenant de glace fondue de vingt-quatre glaciers différents. Le sol en caoutchouc ocre est incrusté de mots en anglais et en islandais décrivant à la fois les conditions météorologiques et les états humains : “cold”, “calm”, “fierce”, “suddalegt” (un mot islandais qui signifie à la fois un temps moite et une personne désagréable). Les mots deviennent un climat émotionnel que vous traversez physiquement en marchant dans l’espace.
L’architecture traditionnelle aspire à la permanence. Les bibliothèques sont des monuments à la conservation, des forteresses contre l’oubli. Horn subvertit cette fonction en créant une bibliothèque d’eau plutôt que de livres, une archive du transitoire plutôt que du permanent. L’eau, contrairement aux livres, ne contient pas d’information stable. Elle reflète, elle distord, elle change constamment. Certaines colonnes sont restées troubles et opaques, d’autres sont parfaitement claires. Toutes varient selon la lumière, l’heure du jour, la saison. Cette bibliothèque n’archive pas le passé, elle enregistre le présent perpétuel.
L’espace architectural chez Horn n’est jamais neutre. Dans ses installations photographiques comme You Are the Weather, les images ne sont pas simplement accrochées aux murs, elles créent un environnement immersif, un “surround” qui se déploie dans l’espace de la galerie. Le spectateur est entouré par les visages, cerné par les regards, obligé de tourner sur lui-même pour tout voir. Cette disposition spatiale transforme l’observation en chorégraphie forcée. Vous ne pouvez pas tout voir d’un seul coup d’oeil, vous devez vous déplacer, pivoter, revenir en arrière. L’architecture de l’exposition devient une architecture de l’expérience temporelle.
Comparons cela à l’architecture du Panthéon de Rome, construit au deuxième siècle de notre ère, avec son oculus central ouvert sur le ciel. Cet oculus, seule source de lumière du bâtiment, crée un lien direct entre l’espace intérieur sacré et le cosmos extérieur. La pluie entre par cette ouverture, les rayons du soleil tracent des arcs à travers l’espace au fil de la journée. L’architecture cesse d’être une protection contre les éléments pour devenir un cadre qui les incorpore. Les sculptures de verre de Horn avec leurs surfaces “oculus” fonctionnent selon un principe similaire : elles ne séparent pas l’intérieur de l’extérieur, elles créent une zone d’indistinction où les deux s’interpénètrent.
L’architecture moderniste du vingtième siècle, incarnée par Mies van der Rohe et son fameux “less is more”, aspirait à une transparence totale, à l’effacement du mur entre dedans et dehors. Mais cette transparence était illusoire, fondée sur une foi naïve dans la neutralité du matériau. Horn comprend que la transparence n’est jamais neutre, qu’elle est toujours chargée, toujours porteuse de distorsions. Son verre ne cherche pas à disparaître, il affirme sa présence matérielle tout en offrant une illusion de fluidité. C’est une architecture qui refuse la fausse promesse de la transparence tout en explorant ses possibilités esthétiques.
Dans ses oeuvres en caoutchouc comme Agua Viva (2004), qui intègre des fragments du texte de Clarice Lispector dans des dalles de caoutchouc au sol, Horn crée une architecture littérale que le spectateur doit traverser. Le texte n’est plus quelque chose qu’on lit à distance, c’est quelque chose qu’on foule aux pieds, qu’on écrase, qu’on use. Cette matérialisation brutale du langage transforme la lecture en action physique. L’architecture du sol devient une architecture de signification, où marcher devient interpréter.
L’Islande comme co-auteur
L’Islande n’est pas simplement un sujet pour Horn, c’est une collaboratrice à part entière. Depuis son premier voyage en 1975, elle retourne régulièrement sur cette île volcanique dont la géologie jeune et brutale semble correspondre à quelque chose dans sa psyché. Elle a obtenu la citoyenneté islandaise par décret parlementaire en 2023, reconnaissance officielle d’une liaison de près de cinquante ans. Sa série de livres To Place (1990-), qui compte maintenant onze volumes, documente cette relation obsessionnelle. Ce ne sont pas des guides touristiques mais des méditations sur la manière dont un lieu peut façonner une conscience.
L’Islande offre à Horn ce qu’elle cherche : l’inconfort productif, le sentiment d’être exposée aux éléments, l’absence de médiation entre soi et la nature. Dans des paysages où les conditions météorologiques changent toutes les dix minutes, où les formations volcaniques créent une géométrie étrangère, où l’isolement est structurel plutôt qu’accidentel, Horn trouve les conditions idéales pour son travail. Elle a dit que l’Islande est un verbe dont l’action est “centrer”. Cette phrase énigmatique signifie que l’Islande ne fonctionne pas comme décor mais comme force active qui concentre l’attention, qui ramène constamment au présent brut.
Le paysage islandais apparaît dans son oeuvre non comme représentation pittoresque mais comme présence géologique. Dans Pi (1998), quarante-cinq images couleur prises sur six ans en Islande documentent la lumière, l’eau, les formations rocheuses avec une précision quasi-scientifique. Mais cette documentation n’est pas objective, elle est profondément subjective, enregistrant autant l’état psychique de l’artiste que les conditions physiques du lieu. Le paysage devient psychopaysage, la géologie devient psychogéologie.
La photographie comme piège temporel
La photographie chez Horn n’est jamais un instant décisif à la Cartier-Bresson. C’est un processus d’accumulation, de variation, de répétition obsessionnelle. Dans Portrait of an Image (with Isabelle Huppert) (2005-2006), elle photographie l’actrice française en train d’incarner ses propres personnages de films. Cinquante images de Huppert imitant Huppert imitant Emma Bovary, ou Béatrice dans La Dentellière, ou ses autres rôles emblématiques. Cette mise en abîme vertigineuse pose la question : où commence l’identité authentique et où finit la performance ? Huppert, que Horn qualifie d'”anti-iconique” en opposition à Marilyn Monroe, refuse la fixité. Chaque rôle ajoute une couche de complexité à son personnage public plutôt que de le réduire à une essence.
Le choix de Huppert n’est pas anodin. L’actrice française est célèbre pour prendre des risques, pour jouer des personnages psychologiquement complexes et souvent dérangeants. Elle ne cherche pas à être aimée du public, elle cherche la vérité du personnage, aussi laide soit-elle. Cette intégrité artistique fait écho à la propre approche de Horn. Les deux femmes refusent la facilité, refusent de donner au public ce qu’il attend. Elles travaillent dans l’inconfort comme méthode.
Dans Still Water (The River Thames, for Example) [1], quinze lithographies photographiques de la surface de la Tamise sont annotées de notes de bas de page qui racontent des anecdotes, des réflexions, des fragments narratifs. Une femme dans une Ford Fiesta jaune se jette dans la rivière avec son setter irlandais. L’eau est noire, turgide, sexy selon Horn. Ces notes transforment les images de surfaces d’eau en témoignages narratifs, en dépositaires de toutes les histoires qui se sont passées dans et autour de la rivière. La photographie cesse d’être documentation pour devenir fiction, ou plutôt elle révèle que toute documentation contient de la fiction, que tout regard est déjà interprétation.
Le dessin comme respiration
Horn a dit que le dessin est pour elle “une forme d’activité respiratoire au quotidien”. C’est la seule pratique dans son oeuvre où elle maintient un contact direct avec le matériau, sans médiation technique, sans production externalisée. Chaque jour, elle dessine. Cette discipline monastique crée une continuité, un fil rouge à travers un corpus autrement fragmenté. Les dessins sont découpés et réassemblés, créant des “centres” multiples, des îles de lignes et de marques. Ils sont couverts de ce qu’elle appelle “fine drizzle”, c’est-à-dire une pluie fine de notes au crayon, où le dessin devient écriture et l’écriture devient dessin.
La série Wits’ End joue avec les idiomes et les proverbes, les déconstruisant pour créer des expressions absurdes. Les mots sont ses images, et elle les peint de manière expressionniste. Dans LOG (March 22, 2019 – May 17, 2020), plus de quatre cents oeuvres sur papier documentent quotidiennement la période de la pandémie. Collages de textes trouvés, de manchettes de journaux, de vieilles photographies de films, de bulletins météo. La dernière entrée porte l’inscription paradoxale : “I am paralyzed with hope” (Je suis paralysé par l’espoir). Cette phrase capture parfaitement l’énergie contradictoire de tout le travail de Horn : l’immobilité qui contient le mouvement, le désespoir qui contient l’espoir, la paralysie qui est elle-même une forme d’action.
Le refus de la marchandisation
Dans un monde de l’art dominé par la surproduction, par les ateliers-usines qui emploient des centaines d’assistants pour satisfaire les demandes du marché, Horn maintient une production restreinte. Elle contrôle minutieusement comment son travail est présenté, refusant l’éclairage LED qui “aplatit complètement le travail”, insistant sur la lumière naturelle. Ses expositions ne voyagent pas toujours. Sa grande rétrospective au musée d’art de Reykjavík en 2009, My Oz, est restée en Islande, refus délibéré de la circulation internationale habituelle. Ce geste affirme que le lieu importe, que le contexte est constitutif de l’oeuvre.
Elle ne produit pas pour un public abstrait mais selon une nécessité intérieure. Quand cette nécessité disparaît, elle arrête. Elle a déclaré avoir fini avec les sculptures de verre, avoir fini avec la série Dickinson. Ces oeuvres existent maintenant dans le monde, autonomes. Cette capacité à clore un chapitre et à passer à autre chose sans nostalgie est rare. La plupart des artistes exploitent leurs réussites jusqu’à l’épuisement. Horn refuse cette logique d’extraction capitaliste appliquée à sa propre créativité.
Son attitude envers l’identité artistique reflète cette même intégrité. Elle a vécu sa vie dans un “état léger de travestissement”, refusant de s’identifier fortement à un genre, refusant de participer à la scène queer même si son travail résonne profondément avec les questions d’identité fluide. Cette position d’outsider n’est pas posture mais nécessité. Elle dit : “Je ne suis pas sûre d’être une artiste visuelle”. Cette affirmation n’est pas fausse modestie mais reconnaissance que son travail excède les catégories disponibles.
Vers une conclusion qui n’en est pas une
Regardons les choses en face : l’oeuvre de Roni Horn résiste à la conclusion. Elle est construite sur le refus de clôture, sur l’insistance que toute identité, toute forme, tout sens est provisoire. Ses cercles peuvent toujours être entourés par d’autres cercles, pour paraphraser Emerson que Dickinson lisait assidûment. Chaque réponse génère de nouvelles questions, chaque clarté révèle de nouvelles opacités.
Ce qui rend Horn essentielle aujourd’hui, en 2025, alors que nous vivons dans une culture obsédée par l’identité fixe, par les catégories rigides, par la performance constante du soi sur les réseaux sociaux, c’est précisément son refus de jouer ce jeu. Elle insiste que l’identité est fluide, contextuelle, temporelle. Elle nous montre que la force ne réside pas dans la fixité mais dans la capacité à changer, à s’adapter, à rester ouvert malgré l’inconfort.
Son oeuvre est un antidote au branding, à la marchandisation de l’identité artistique. Elle est un rappel que l’art peut encore fonctionner comme espace de résistance, comme lieu où les certitudes sont suspendues plutôt que renforcées. Dans un monde saturé d’images, Horn crée des images qui demandent du temps, qui exigent une attention soutenue, qui refusent la consommation rapide.
La beauté de ses sculptures de verre n’est pas gratuite, c’est un artefact de son processus conceptuel. Elle ne cherche pas à séduire mais à troubler, à installer un doute productif. Cette beauté est une conséquence, pas un objectif. Elle arrive comme effet secondaire de la rigueur intellectuelle, de l’intégrité matérielle, de l’attention obsessionnelle aux détails.
L’héritage de Horn sera cette démonstration qu’il est possible de maintenir une pratique artistique rigoureuse sans compromis, sans concessions au marché, sans sacrifier la complexité à la clarté. Elle montre qu’on peut être profondément conceptuel tout en créant des objets sensuels, qu’on peut être philosophiquement sophistiqué tout en restant accessible à l’expérience directe. Son travail prouve que l’ambiguïté n’est pas confusion mais richesse, que l’incertitude n’est pas faiblesse mais courage.
Alors oui, Roni Horn est difficile. Elle refuse de vous faciliter la tâche. Elle ne vous explique pas ses oeuvres, ne vous donne pas les clés d’interprétation. Elle vous force à être présent, à regarder attentivement, à douter de ce que vous voyez. Et c’est exactement ce dont nous avons besoin : des artistes qui refusent de nous infantiliser, qui nous traitent comme des adultes capables de tolérer l’inconfort et l’ambiguïté. Horn ne vous donne pas de réponses, elle vous donne de meilleures questions. Et dans un monde saturé de fausses certitudes, c’est le plus grand cadeau qu’un artiste puisse offrir.
- Roni Horn, Still Water (The River Thames, for Example), 1999, Museum of Modern Art, New York
















