Écoutez-moi bien, bande de snobs, vous qui pensez tout savoir sur l’art contemporain avec vos références alambiquées et vos analyses prétentieuses. Sarah Lucas n’est pas une artiste de salon. Non, cette femme est une force brutale qui déchire les conventions et pulvérise nos certitudes avec la même nonchalance qu’elle mordrait dans une banane devant l’objectif d’un appareil photo.
Dans son oeuvre “Self Portrait with Fried Eggs” (1996), Lucas nous fixe avec un regard qui dit “Et alors ?” tout en arborant deux oeufs au plat sur sa poitrine. Cette image iconique n’est pas qu’une simple provocation, c’est une interrogation fondamentale sur notre rapport au corps féminin dans l’espace social. Lucas incarne ce que le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre appelait “l’être-pour-autrui”, cette conscience aiguë d’être perpétuellement l’objet du regard des autres [1]. Mais au lieu de se soumettre à ce regard, elle le retourne contre nous avec une intensité glaçante, transformant le spectateur en voyeur conscient de sa propre participation au jeu de l’objectification.
Les oeuvres de Lucas naviguent dans un océan de références visuelles issues de la culture populaire britannique. Ses sculptures “Bunny” (1997), ces corps sans tête faits de collants rembourrés et drapés sur des chaises, ne sont pas de simples parodies de disponibilité sexuelle. Elles évoquent plutôt ce que Georges Bataille décrivait comme “l’informe”, cette capacité de l’art à déclasser, à brouiller les catégories établies pour créer un malaise productif [2]. L’informe chez Lucas déstabilise nos perceptions et nos attentes, nous obligeant à reconsidérer nos notions préconçues sur le genre, la sexualité et le pouvoir.
Prenez “Au Naturel” (1994), cette installation où un matelas affaissé accueille une paire de melons et un seau d’un côté (suggestion de la féminité), et un concombre et deux oranges de l’autre (évocation du masculin). Cette oeuvre ne se contente pas de reproduire les organes génitaux sous forme de blague visuelle, elle expose notre tendance collective à réduire l’humain à ses parties, tout en mettant en lumière l’absurdité fondamentale de cette réduction. C’est comme si Lucas disait : “Voilà ce que vous voyez quand vous regardez un homme et une femme ? Sérieusement ?”
Il y a dans le travail de Lucas une résonance profonde avec le théâtre de l’absurde de Samuel Beckett. Ses oeuvres, comme “Two Fried Eggs and a Kebab” (1992), où des aliments périssables représentant des seins et un vagin sont disposés quotidiennement sur une table, évoquent l’attente futile et la répétition désespérée qu’on trouve dans “En attendant Godot”. Dans les deux cas, le spectateur est confronté à un spectacle qui semble à la fois comique et profondément mélancolique, où les corps humains (ou leurs substituts) sont réduits à des objets dans un jeu existentiel dépourvu de but apparent.
Mais Lucas n’est pas du genre à s’apitoyer sur notre condition. Son humour incisif et son refus absolu du sentimentalisme la rapprochent davantage de l’esprit punk britannique que du désespoir existentialiste français. “Une blague est une arme très sérieuse”, écrivait le dramaturge Joe Orton, et Lucas semble avoir intégré cette philosophie jusqu’à la moelle [3]. Ses sculptures et installations utilisent l’humour comme un scalpel pour disséquer les normes sociales et révéler les absurdités de la condition humaine.
Dans ses autoportraits photographiques comme “Eating a Banana” (1990), Lucas adopte une posture délibérément masculine tout en se livrant à un acte chargé de connotations sexuelles. Ce faisant, elle brouille les frontières entre les genres, incarnant ce que Judith Butler décrirait comme la performativité du genre, l’idée que le genre n’est pas une essence, mais une série d’actes répétés qui créent l’illusion d’une identité stable. Lucas expose ces mécanismes en adoptant délibérément des poses et des attitudes traditionnellement masculines, tout en gardant son corps anatomiquement féminin au centre de l’image.
Ce qui distingue Lucas de nombreux autres artistes contemporains, c’est sa capacité à marcher sur la corde raide entre critique féministe et célébration joyeuse de la vulgarité. Elle ne prétend pas offrir des solutions aux problèmes qu’elle soulève ; comme elle l’a elle-même déclaré : “Je n’essaie pas de résoudre le problème. J’explore le dilemme moral en l’incorporant”. Cette approche rappelle la pensée de Simone de Beauvoir qui, dans “Le Deuxième Sexe”, ne se contente pas de décrire l’oppression des femmes mais explore également comment les femmes peuvent négocier leur liberté au sein des structures existantes [4].
Les sculptures plus récentes de Lucas, comme sa série “Nuds”, où des formes corporelles abstraites s’entortillent et s’enveloppent, marquent une évolution dans son travail vers quelque chose de plus primordial et viscéral. Ces oeuvres semblent chercher une authenticité qui transcende les jeux d’images et de significations de ses premières oeuvres. Il y a ici un écho de ce que Sartre appelait “l’authenticité”, une tentative de vivre et de créer en accord avec sa propre vérité, au-delà des attentes sociales et des rôles imposés.
Depuis qu’elle a quitté Londres pour s’installer dans le Suffolk rural, Lucas semble avoir développé un intérêt pour les formes et les matériaux qui évoquent quelque chose de plus ancien et plus fondamental que la culture urbaine contemporaine. Dans sa série “Penetralia” (2008), des moulages directs de pénis fusionnent avec la texture rugueuse du bois et de l’os, suggérant des artefacts magiques ou des vestiges archéologiques. Cette évolution marque un tournant dans son travail, comme si elle cherchait à contrebalancer le monde saturé d’images de la culture contemporaine en invoquant l’écho du primitif et de l’ancien.
La récente exposition de Lucas “HAPPY GAS” à la Tate Britain n’est pas une rétrospective conventionnelle mais plutôt, comme elle le dit elle-même, “un drame en quatre actes”. Les personnages sont tous des sculptures qui incorporent d’une manière ou d’une autre une chaise. Cette mise en scène théâtrale de son oeuvre rappelle la façon dont Beckett a structuré ses pièces, comme des tableaux vivants où les corps et les objets occupent l’espace de manière à la fois comique et profondément troublante.
L’exposition “HAPPY GAS” expose la simplicité brutale avec laquelle Lucas révèle nos obsessions collectives pour le sexe et la mort. Dans la première salle, l’oeuvre “Wanker” (1999), un bras mécanique fixé sur des seaux qui se masturbe inlassablement, est placée sous une photographie agrandie de Lucas tenant un saumon sur son épaule. Ce jeu entre l’image fixe et le mouvement mécanique crée une tension qui est caractéristique de son travail. Comme le note Roland Barthes dans “La chambre claire”, la photographie est toujours hantée par la mort, tandis que le mouvement suggère la vie. Lucas joue constamment avec cette dialectique, créant des oeuvres qui oscillent entre vitalité exubérante et memento mori.
Ce qui est remarquable chez Lucas, c’est sa capacité à transformer des objets quotidiens en métaphores puissantes. Les chaises, en particulier, reviennent comme un leitmotiv dans son travail, servant de scènes sur lesquelles se jouent diverses transgressions. Comme elle l’explique dans le guide de l’exposition : “Le but des chaises (dans le monde) est d’accueillir le corps humain assis. Elles peuvent être détournées à d’autres fins. Généralement comme support pour une action ou un objet. Changer des ampoules. Caler une porte. Poser. Le sexe […] Mes propres intentions sculpturales ne sont pas différentes.”
La relation de Lucas avec la matérialité est complexe et évolue constamment. Ses premières oeuvres jouaient souvent sur la tension entre image et objet, comme dans “Two Fried Eggs and a Kebab”, où des aliments remplaçaient des parties du corps. Mais avec le temps, ses sculptures semblent s’être libérées de cette dépendance à l’égard des jeux de signification, recherchant plutôt une présence matérielle plus directe et viscérale. Cette évolution rappelle ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty appelait “la foi perceptive”, cette confiance fondamentale en l’expérience sensorielle directe comme base de notre compréhension du monde.
Dans la dernière salle de l’exposition, une voiture coupée en deux et partiellement brûlée, “This Car’s Going to Heaven” (2018), domine l’espace. Le capot est relevé, révélant le moteur V6 d’une Jaguar. Des cigarettes couvrent les sièges et le capot, forçant une relation entre les deux : le mal lent et mortel du tabagisme lié à la mortalité potentiellement rapide de la voiture elle-même. Ce jeu entre caractéristiques binaires, lent/rapide, dur/mou, culture haute/basse, est une caractéristique commune à une grande partie de son travail.
Lucas utilise la cigarette comme un motif récurrent, jouant sur ses connotations phalliques masculines tout en l’associant au corps féminin. Dans “Cigarette Tits” (1999), elle utilise des cigarettes pour imiter la forme féminine, provoquant le spectateur à reconsidérer la façon dont les femmes sont présentées et représentées, non seulement dans l’art mais aussi dans les médias grand public. Elle présente des objets inanimés de façon sexualisée, adoptant le “regard masculin” pour mieux le subvertir par l’humour.
Ce qui distingue Lucas de nombreux autres artistes féministes, c’est sa capacité à révéler la complicité de tous dans les systèmes qu’elle critique. Elle ne prétend pas se tenir en dehors ou au-dessus des dynamiques de pouvoir et d’objectification qu’elle expose, au contraire, son travail reconnaît souvent sa propre participation à ces systèmes. Comme Simone de Beauvoir l’a écrit : “On ne naît pas femme, on le devient”, suggestion que nos identités genrées sont construites à travers notre participation continue aux normes sociales [5].
L’oeuvre de Sarah Lucas est une invitation à reconnaître et à embrasser les contradictions et les ambiguïtés de l’expérience humaine. Elle ne nous offre pas de solutions faciles ou de positions morales confortables, mais plutôt un espace pour confronter les aspects les plus troublants et les plus absurdes de notre existence. Comme le personnage de Beckett qui déclare “Je ne peux pas continuer, je vais continuer”, l’art de Lucas nous pousse à reconnaître l’absurdité de notre condition tout en trouvant une forme de liberté dans cette reconnaissance même.
Si j’ai mentionné Sartre, Bataille et Beckett, ce n’est pas pour vous impressionner, mais parce que l’oeuvre de Lucas mérite d’être placée dans ce panthéon philosophique. Elle n’est pas juste une artiste qui choque pour choquer, elle est une philosophe visuelle qui utilise des oeufs au plat, des concombres et des cigarettes pour explorer les questions les plus profondes de l’identité, du genre et de l’existence humaine. Et elle le fait avec un humour féroce qui rend ces questions non pas moins sérieuses, mais infiniment plus vitales.
- Sartre, Jean-Paul. “L’Être et le néant”, Éditions Gallimard, Paris, 1943.
- Bataille, Georges. “Documents”, Mercure de France, Paris, 1968.
- Lahr, John. “Prick Up Your Ears: The Biography of Joe Orton”, Bloomsbury, London, 1978.
- Beauvoir, Simone de. “Le Deuxième Sexe”, Éditions Gallimard, Paris, 1949.
- Ibid.
















