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Seule au monde : Les autoportraits de Jenny Ymker

Publié le : 14 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 12 minutes

Dans ses tapisseries contemporaines, Jenny Ymker se met en scène dans des situations étrangement familières, transformant ses photographies en tapisseries tissées. Son travail explore l’aliénation et la solitude, créant un univers visuel où chaque scène devient une invitation à la contemplation et à l’interprétation personnelle.

Écoutez-moi bien, bande de snobs. Jenny Ymker n’est pas ce que vous croyez. Cette artiste néerlandaise, qui tisse des tapisseries avec une technique ancestrale mâtinée de photographie contemporaine, a réussi à créer un univers singulier qui déroute autant qu’il captive. Si vous n’avez jamais vu ses oeuvres, imaginez des tapisseries monumentales où la même femme, l’artiste elle-même, apparaît toujours seule, figée dans des situations à la fois banales et absurdes. Une femme assise sur une souche au milieu d’une forêt dévastée, une valise à la main. Une autre épongeant littéralement la mer avec un chiffon et un seau. Ou encore, celle qui, dans un salon vide et morne, cherche quelque chose dans son sac à main pendant que des ballons flottent au plafond.

Certains critiques se contenteraient de voir dans ce travail une simple esthétique mélancolique ou nostalgique. C’est précisément là que je me démarque. Car Jenny Ymker nous parle d’aliénation existentielle, de la condition humaine contemporaine, et le fait avec une ironie mordante que trop peu savent déceler. Ses tapisseries sont des miroirs qui nous renvoient notre propre absurdité.

Le procédé créatif d’Ymker est singulier. Elle commence par mettre en scène des photographies où elle est à la fois metteur en scène et modèle. Elle choisit minutieusement les accessoires, les vêtements, les lieux. Puis, elle transforme ces photos en tapisseries tissées, ou “gobelins” comme elle les appelle elle-même, évoquant ces oeuvres tissées historiquement produites à la Manufacture nationale des Gobelins de Paris. Une démarche qui associe le médium traditionnel de la tapisserie à la contemporanéité de l’autoportrait mis en scène.

Dans l’histoire de l’art occidental, la tapisserie a longtemps été considérée comme un art mineur, relégué à la sphère domestique, à l’artisanat “féminin”. En s’emparant de ce médium, Ymker fait plus que réhabiliter une technique : elle subvertit les codes. Elle prend un art autrefois destiné à réchauffer les murs froids des châteaux et à raconter les exploits des puissants, et le transforme en narration personnelle, intime, décalée.

Prenons son oeuvre “Vervlogen” (Bygone) : une femme (Ymker) est assise sur un canapé dans une pièce faiblement éclairée. Des ballons colorés flottent au plafond. Elle est habillée sobrement, absorbée par le contenu de son sac à main, tandis qu’une tasse et une soucoupe sont posées, solitaires, sur la table. Le titre nous indique qu’il est question de “laisser aller”. Mais que laisse-t-elle partir ? La fête qui n’a pas eu lieu ? Les invités qui ne sont jamais venus ? Ou bien est-ce une métaphore plus large sur le passage du temps, sur ces moments qui nous échappent ?

La force d’Ymker réside dans sa capacité à créer des images iconiques, au sens où elles restent gravées dans notre mémoire, mais dont l’iconographie reste ouverte à l’interprétation. L’historien de l’art Ernst Gombrich aurait adoré cette ambiguïté sémiotique [1]. Dans ses écrits sur la perception visuelle, Gombrich souligne comment notre interprétation des images est conditionnée par nos attentes et notre bagage culturel. Les tapisseries d’Ymker jouent précisément sur ces attentes, les détournent, créent un trouble perceptif qui nous oblige à réinterroger notre rapport à l’image.

Ce qui m’intéresse particulièrement dans son travail, c’est la tension permanente entre familiarité et étrangeté. Julia Kristeva, dans son analyse de “l’inquiétante étrangeté” (concept emprunté à Freud), nous rappelle que ce qui est le plus troublant n’est pas l’altérité radicale, mais ce qui est presque comme nous, presque familier, mais pas tout à fait [2]. Les scènes d’Ymker opèrent exactement dans ce registre. Elles sont reconnaissables, une femme dans un salon ou dans un paysage, mais leur logique narrative nous échappe.

L’oeuvre “Mopping” illustre parfaitement cette dimension. Une femme essore l’eau de la mer avec un morceau de tissu et un seau. Action inutile, interminable, absurde. N’est-ce pas là une métaphore parfaite de la condition humaine contemporaine ? Nous nous épuisons à des tâches sans fin, dont l’utilité nous échappe, dans un monde qui semble de plus en plus insensé. Albert Camus aurait vu en Ymker une artiste du sentiment absurde par excellence.

Il y a quelque chose de profondément cinématographique dans l’oeuvre d’Ymker, non pas dans le sens du mouvement, puisque ses personnages sont figés, mais dans la construction du cadre, dans cette suspension temporelle qui rappelle certains plans fixes du cinéma de Michelangelo Antonioni ou Ingmar Bergman. Des cinéastes qui, comme elle, savaient créer des images où la solitude humaine se déploie dans toute sa complexité visuelle.

La solitude, justement, est omniprésente dans son travail. Mais pas une solitude romantique, héroïque. Plutôt une solitude ordinaire, quotidienne, celle qui nous habite même entourés des autres. “J’ai travaillé dans le domaine de la santé pendant un certain temps”, explique Ymker. “Si une personne n’est plus capable de raconter un événement, aussi petit soit-il, cette personne perdra progressivement son sentiment de signification, d’importance” [3]. Cette réflexion sur l’importance du récit, de la capacité à se raconter, traverse toute son oeuvre.

Dans “The sky is deep”, une femme est debout sur une souche d’arbre au milieu d’un champ de troncs coupés, apparemment en chemin avec une valise à la main. Où va-t-elle ? Comment passe-t-elle d’un tronc à l’autre ? Questions absurdes, bien sûr, puisque l’image la fige dans cet instant suspendu. C’est précisément ce moment indécis, absurde, semblant durer éternellement et présenté si clairement, qui confère à l’oeuvre son caractère iconique ou plutôt charismatique. L’iconographie de l’oeuvre est sujette à différentes interprétations, mais l’image elle-même reste mémorable.

Le tissu même de la tapisserie contribue à cette esthétique. La structure granuleuse du textile donne aux images une qualité particulière, à mi-chemin entre la précision photographique et une certaine granularité qui évoque les premiers temps de la photographie. Cette matérialité renforce l’impression d’images suspendues hors du temps, comme si elles émergeaient d’une mémoire collective trouble.

Techniquement, le processus de création est très intéressant. Une fois la photographie prise, Ymker la transforme en motif de tissage. En collaboration avec le tisserand, elle sélectionne les couleurs de laine et de coton appropriées. Des échantillons sont d’abord tissés, permettant des ajustements, avant que la tapisserie définitive ne soit réalisée. Ce qui me plaît dans ce processus, c’est la transformation d’une image instantanée (la photographie) en un objet qui nécessite des semaines, voire des mois de travail minutieux. C’est un ralentissement délibéré, presque une forme de résistance à l’accélération constante de notre époque.

Dans certaines de ses tapisseries, Ymker brode ensuite certaines parties de l’image pour accentuer des éléments spécifiques. Dans “Bevroren tranen” (Larmes gelées), inspiré du “Voyage d’hiver” de Franz Schubert, les morceaux de glace sont brodés de fils d’argent. Cette attention aux détails, cette hybridation des techniques, apporte une dimension tactile supplémentaire à l’oeuvre.

Jenny Ymker s’inscrit dans une lignée d’artistes femmes qui utilisent l’autoportrait comme outil d’exploration identitaire et sociétale. Elle cite elle-même Cindy Sherman et Francesca Woodman parmi ses influences. Comme Sherman, elle utilise son propre corps comme un véhicule narratif, endossant différents rôles pour mieux questionner notre rapport au monde. Mais là où Sherman joue avec les stéréotypes médiatiques et cinématographiques, Ymker explore des territoires plus intimes, plus existentiels.

L’oeuvre “Escape”, réalisée pour le château de Muiden dans le cadre de l’exposition “Armée de beauté, femmes et pouvoir depuis le Moyen Âge”, illustre parfaitement cette dimension. La pièce prend comme point de départ la fauconnerie, qui était pour les femmes de haute naissance au Moyen Âge un moyen d’échapper avec élégance à la broderie ou à la promenade. Dans cette oeuvre, une femme tient cinq faucons qui s’envolent dans toutes les directions. Pourtant, elle n’est pas tirée d’un côté ou de l’autre par les oiseaux mais reste à sa place. Pour Ymker, cette image représente la liberté et la force. Il y a là une subversion subtile des attentes liées au genre. La femme contrôle ces forces qui pourraient la déséquilibrer. Elle reste ancrée, souveraine. C’est une métaphore puissante de l’émancipation féminine, sans être didactique ni explicite.

Cette dimension politique sous-jacente traverse toute l’oeuvre d’Ymker. Non pas une politique au sens partisan, mais une politique du regard, de la représentation. Elle choisit délibérément des vêtements, des sacs, des chaussures du passé pour renforcer le sentiment d’aliénation par rapport à l’environnement. Ce choix n’est pas anodin : il place ses personnages dans une temporalité indéterminée, ni tout à fait contemporaine, ni tout à fait historique. C’est un entre-deux qui nous déstabilise, nous oblige à nous détacher de nos repères habituels.

“Le monde de l’imagination peut sembler plus réel que la réalité elle-même”, affirme Ymker [3]. Cette phrase pourrait servir de manifeste à toute son oeuvre. Elle ne cherche pas à reproduire fidèlement le réel, mais à créer des mondes qui, par leur étrangeté même, nous parlent plus profondément de notre condition que ne le ferait une représentation mimétique.

Dans “Hope”, une oeuvre de 2019, Ymker s’inspire d’une pratique du passé : envoyer un ballon avec une carte portant son nom et son adresse, espérant que quelqu’un au loin le trouvera et enverra une lettre. “C’est l’espoir que quelqu’un vous voit”, explique-t-elle. N’est-ce pas, au fond, ce que nous cherchons tous ? Être vus, reconnus, exister dans le regard de l’autre ?

Cette quête de reconnaissance traverse l’histoire de l’art depuis ses origines. Le sociologue Pierre Bourdieu a analysé comment le champ artistique était structuré autour de cette recherche de légitimité et de reconnaissance [4]. Mais Ymker déplace cette question du champ institutionnel vers une interrogation plus existentielle : comment exister authentiquement dans un monde où la vision de l’autre peut à la fois nous valider et nous aliéner ?

Son oeuvre “Landscape in White”, réalisée en 2020 pour le centre de lutte contre le cancer Antoni van Leeuwenhoek, illustre cette dimension existentielle avec une puissance particulière. La tapisserie montre un paysage hivernal. “Mais après l’hiver vient le printemps et l’été”, commente Ymker. “Les événements de notre vie connaissent aussi ces saisons. La personne dans l’oeuvre marche avec courage et confiance sur une corde solide. C’est cette confiance et ce courage que je veux montrer avec cette tapisserie murale” [5]. Dans ce contexte hospitalier particulier, l’oeuvre prend une résonance supplémentaire, offrant aux patients une métaphore visuelle d’espoir et de résilience.

Ce qui me plaît dans le travail d’Ymker, c’est sa capacité à créer des images qui nous hantent longtemps après les avoir vues. Ses “gobelins” sont comme des rêves étranges dont on se souvient au réveil, sans pouvoir tout à fait en saisir le sens, mais dont l’atmosphère persiste. Ils évoquent ce que le psychanalyste Jacques Lacan appelait “le réel”, cette dimension de l’expérience qui échappe à la symbolisation, qui résiste à notre tentative de la mettre en mots [6].

C’est peut-être pour cela que ses oeuvres nous touchent si profondément. Dans un monde saturé d’images explicites, qui ne laissent aucune place à l’ambiguïté, Ymker crée des espaces visuels où le mystère peut encore habiter. Ses tapisseries nous invitent non pas à consommer passivement des images, mais à nous engager activement dans leur interprétation, à tisser nos propres histoires à partir des fils qu’elle nous tend.

Jenny Ymker est une artiste du silence, de la suspension, de l’entre-deux. Ses personnages habitent des espaces transitoires, des non-lieux, des moments d’attente. Ils sont comme nous tous : pris entre un passé qui s’éloigne et un avenir incertain, cherchant à donner un sens à notre présence au monde. Mais, contrairement à beaucoup d’artistes contemporains qui abordent ces thèmes avec cynisme ou désespoir, Ymker maintient une forme de dignité, voire d’espoir discret.

Son travail ne cherche pas un aspect spectaculaire, il ne cherche pas à nous éblouir par des effets techniques ou des provocations faciles. Il opère sur un mode plus subtil, plus retenu. C’est un art qui demande du temps, de l’attention, qui ne livre pas immédiatement tous ses secrets. Dans un monde artistique souvent dominé par l’immédiateté et la surenchère visuelle, cette retenue est presque subversive.

C’est sans doute cette qualité qui a valu à Ymker le prestigieux Luxembourg Art Prize en 2019, une reconnaissance internationale méritée pour cette artiste qui, depuis son atelier de Tilburg, tisse patiemment un univers visuel unique, à la croisée de la photographie, de la tapisserie et de la performance. Car il y a bien une dimension performative dans son travail, même si elle se déroule sans public. Ymker se met en scène, habite physiquement les situations qu’elle crée. “Pour moi, c’est une partie essentielle du processus de création, de créer un certain monde et d’en faire partie moi-même à ce moment-là, d’être dans cette situation pendant un moment” [3]. Cette expérience corporelle, ce vécu physique des situations qu’elle représente, infuse ses oeuvres d’une authenticité particulière.

Le choix même de la tapisserie comme médium final n’est pas anodin. Contrairement à la photographie, qui capture un instant, la tapisserie s’inscrit dans la durée, tant dans sa création que dans sa matérialité. Les tapisseries d’Ymker résistent à l’obsolescence programmée des images numériques contemporaines. Ils s’inscrivent dans une temporalité longue, presque anachronique à notre époque d’accélération constante. Cette tension entre contemporanéité et anachronisme traverse toute son oeuvre. Ses mises en scène sont actuelles, mais ses personnages semblent venus d’une autre époque. Ce décalage temporel crée un effet de distanciation qui nous permet de voir notre présent avec un regard neuf, décalé.

Jenny Ymker nous rappelle que l’art n’a pas besoin d’être fracassant pour être percutant. Que les images les plus marquantes sont souvent celles qui murmurent plutôt que celles qui crient. Que la beauté peut être un vecteur de questionnement aussi puissant que la provocation. Dans un paysage artistique contemporain souvent dominé par le bruit et la fureur, son oeuvre est un îlot de silence éloquent.

Alors, la prochaine fois que vous croiserez une de ses tapisseries, prenez le temps de vous y attarder. Laissez-vous habiter par ces images étranges et familières à la fois. Interrogez-vous sur ce qu’elles réveillent en vous. Car, comme le disait Ymker elle-même : “Dans mon travail, je représente des situations dans l’intention d’évoquer des histoires chez les spectateurs. J’essaie toujours de ne pas être trop littérale, afin que les spectateurs aient de l’espace pour découvrir leurs propres histoires” [3].

C’est peut-être cela, finalement, le génie d’Ymker : créer des oeuvres qui sont moins des objets finis que des invitations au voyage intérieur. Des oeuvres qui nous tendent un miroir où nous pouvons projeter nos propres questionnements, nos propres errances. Des oeuvres qui, sous leur apparente simplicité, recèlent des mondes entiers à explorer.


  1. Gombrich, Ernst. (1960). Art and Illusion: A Study in the Psychology of Pictorial Representation. Princeton, Princeton University Press.
  2. Kristeva, Julia. (1988). Étrangers à nous-mêmes. Paris, Fayard.
  3. Approche artistique de Jenny Ymker, Luxembourg Art Prize, 2019.
  4. Bourdieu, Pierre. (1992). Les Règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire. Paris, Seuil.
  5. Site internet du centre de lutte contre le cancer Antoni van Leeuwenhoek. Page sur l’exposition “Jenny Ymker, Landscape in White” (visitée en mai 2025).
  6. Lacan, Jacques. (1973). Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, Seuil.
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Référence(s)

Jenny YMKER (1969)
Prénom : Jenny
Nom de famille : YMKER
Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Pays-Bas

Âge : 56 ans (2025)

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