Écoutez-moi bien, bande de snobs : pendant que vous dissertez sur les dernières modes conceptuelles du marché de l’art, un peintre chinois de quarante-cinq ans révolutionne silencieusement l’art de l’encre. Sun Hao n’est pas de ces artistes qui cherchent à épater par la transgression facile ou le scandale bourgeois. Non, cet homme né à Linyi dans la province du Shandong en 1980 s’attaque à quelque chose de plus ambitieux et de plus périlleux : il tente de ressusciter l’âme de la peinture traditionnelle chinoise tout en la propulsant dans notre époque troublée.
Il y a quelque chose d’indéniablement provocateur dans sa démarche. Là où d’autres se contentent de reproduire les codes millénaires du lavis chinois ou d’emprunter servilement aux maîtres occidentaux, Sun Hao forge une synthèse inédite. Ses chevaux ne sont pas des chevaux, ses bouddhas ne sont pas des bouddhas. Ce sont des miroirs tendus à notre condition contemporaine, des surfaces réfléchissantes où se révèlent nos angoisses et nos aspirations les plus secrètes.
Formé à l’Académie des beaux-arts Lu Xun puis à l’Académie centrale des beaux-arts de Pékin dans l’atelier de Hu Wei, Sun Hao appartient à cette génération d’artistes chinois qui ont grandi dans l’ombre de la modernisation forcée de leur pays. Cette expérience de l’entre-deux, entre tradition et modernité, entre Orient et Occident, irrigue toute son oeuvre. Quand il peint un cheval, ce n’est pas pour célébrer la beauté animale à la manière des maîtres anciens, mais pour interroger notre rapport contemporain à la force, à la liberté, à l’instinct.
Prenons son oeuvre emblématique “Je m’appelle Rouge”. Le titre même constitue un défi lancé aux conventions. Rouge, couleur du sang, de la passion, de la révolution, mais aussi de la tradition chinoise. Ce cheval dressé, saisi dans un mouvement de pure tension musculaire, transcende l’animalité pour devenir allégorie de notre époque. Sun Hao maîtrise la technique du lavis avec une virtuosité consommée, mais il la détourne de sa finalité traditionnelle. Ses coups de pinceau, précis et énergiques, sculptent littéralement la matière picturale. L’encre devient bronze, le papier devient chair.
Cette approche “sculpturale” de l’encre, comme l’a justement relevé son ancien maître Hu Wei, constitue l’innovation majeure de Sun Hao. Là où la tradition privilégie la fluidité et la suggestion, lui privilégie la densité et l’affirmation. Ses animaux possèdent une présence physique saisissante, une matérialité qui contraste avec l’évanescence habituelle du médium. Cette tension entre tradition et innovation n’est pas gratuite : elle reflète les contradictions de la Chine contemporaine, tiraillée entre héritage millénaire et mutation accélérée.
Dans des peintures comme “L’amour éternel” ou “L’amour est un pont”, Sun Hao explore les dynamiques relationnelles à travers la métaphore équine. Ces couples de chevaux, souvent représentés dans des attitudes d’intimité ou de complicité, révèlent la dimension profondément humaniste de son art. Car derrière l’animal se profile toujours l’humain, derrière le symbole se cache l’émotion brute.
Cette anthropomorphisation subtile nous conduit au coeur de la philosophie artistique de Sun Hao. Loin de verser dans l’anthropocentrisme naïf, il explore ce que le philosophe italien Giorgio Agamben nomme les “potentialités” de l’être. Pour Agamben, la potentialité ne se limite pas à ce qui peut être actualisé, mais englobe également ce qui peut ne pas être, cette zone d’indétermination où réside notre liberté fondamentale [1].
Les chevaux de Sun Hao incarnent précisément cette potentialité agambenienne. Ils sont toujours sur le point de galoper, de se cabrer, de bondir, mais demeurent suspendus dans un éternel présent pictural. Cette suspension temporelle n’est pas immobilité : c’est concentration d’énergie, accumulation de puissance. Le peintre saisit l’instant critique où le mouvement hésite entre plusieurs possibles, où l’action reste en puissance. Ses animaux vibrent de cette tension interne, de cette richesse du non-accompli.
Cette esthétique de la potentialité trouve son accomplissement théorique dans les analyses d’Agamben sur l’art contemporain. Selon le philosophe italien, l’art authentique ne se contente pas de représenter le réel : il révèle les possibilités non exploitées du présent, il donne forme à ce qui pourrait être sans nécessairement advenir. Les oeuvres de Sun Hao participent de cette révélation. Elles ne décrivent pas notre époque, elles en explorent les virtualités cachées.
Prenons l’exemple de sa série sur les figures bouddhiques. Ces fragments de statues, ces visages érodés par le temps qu’il représente avec une précision archéologique, constituent autant de méditations sur la permanence et l’impermanence. Sun Hao ne cherche pas à restaurer idéalement ces vestiges : il assume leur dégradation, leur incomplétude. Cette esthétique du fragment rejoint les préoccupations d’Agamben sur la survivance des formes artistiques. L’art ne transmet pas seulement un héritage intact : il le transforme en l’actualisant, révélant des potentialités inédites dans les formes héritées.
Cette dialectique entre héritage et innovation nous mène naturellement vers une seconde grille de lecture, celle proposée par Theodor Adorno dans sa “Théorie esthétique”. Pour le philosophe francfortois, l’art authentique se caractérise par sa capacité à maintenir une tension productive entre forme et contenu, entre autonomie esthétique et engagement social [2]. L’oeuvre d’art ne doit ni se complaire dans un formalisme gratuit ni sombrer dans l’instrumentalisation politique directe.
Sun Hao illustre parfaitement cette position adornienne. Ses oeuvres puisent leur force critique non pas dans un message explicite, mais dans leur capacité à révéler les contradictions de notre époque à travers leur organisation formelle même. La technique “sculpturale” qu’il développe ne constitue pas une simple innovation stylistique : elle traduit plastiquement l’expérience contemporaine de la densification, de l’accélération, de la compression temporelle qui caractérise notre modernité tardive.
Adorno insiste sur le fait que l’art véritable possède un “contenu de vérité” qui ne se réduit ni à son message apparent ni à ses qualités purement formelles. Ce contenu de vérité émerge de la tension dialectique entre l’oeuvre et son contexte social. Les chevaux de Sun Hao acquièrent leur puissance révélatrice précisément parce qu’ils condensent, dans leur forme même, les contradictions de la société chinoise contemporaine. Ils sont à la fois enracinés dans une tradition millénaire et résolument contemporains, à la fois symboles de puissance et figures de vulnérabilité.
Cette vulnérabilité transparaît particulièrement dans les regards de ses animaux. Sun Hao excelle dans la représentation des expressions équines, conférant à ses chevaux une mélancolie profondément humaine. Ces regards constituent peut-être l’aspect le plus troublant de son art. Ils semblent nous questionner, nous juger, nous comprendre. Cette anthropomorphisation subtile rejoint les analyses adorniennes sur la “réconciliation” esthétique : l’art ne se contente pas de reproduire les divisions du monde social, il explore les possibilités d’une réconciliation future entre nature et culture, animalité et humanité.
La dimension utopique de cette réconciliation ne doit pas masquer sa dimension critique. Les oeuvres récentes de Sun Hao, exposées notamment à la galerie Rongbaozhai en avril 2025, révèlent une conscience aiguë des enjeux écologiques et éthiques contemporains. Ses couples de chevaux peuvent se lire comme des allégories des relations humaines à l’ère de la globalisation : intimité menacée, solidarités fragiles, recherche éperdue de connexion authentique dans un monde déshumanisé.
Cette lecture trouve sa confirmation dans les déclarations de l’artiste lui-même. Comme il l’affirme dans un entretien récent : “Le portrait du cheval est le portrait de l’homme. À travers l’histoire du cheval, j’exprime ma réflexion profonde sur les relations entre l’époque, la société et l’homme”. Cette phrase révèle la dimension proprement philosophique de sa démarche. Sun Hao ne peint pas des chevaux : il explore, à travers la métaphore équine, les modalités contemporaines de l’existence humaine.
Cette approche métaphorique s’enracine dans une longue tradition artistique chinoise, mais Sun Hao la renouvelle en l’informant par sa connaissance de l’art occidental. Sa fréquentation des musées européens, ses voyages en Italie et en France ont enrichi sa palette référentielle sans l’aliéner à ses sources culturelles premières. Cette synthèse interculturelle constitue l’un des aspects les plus stimulants de son travail.
Elle se manifeste particulièrement dans son traitement de la lumière. Influencé par les maîtres de la peinture européenne, notamment Rembrandt selon les critiques, Sun Hao développe un usage de l’encre qui emprunte aux techniques du clair-obscur occidental tout en préservant la spécificité du médium chinois. Ses chevaux baignent souvent dans une lumière dramatique qui sculpte leurs formes et accentue leur présence émotionnelle. Cette hybridation technique ne relève pas du syncrétisme superficiel : elle traduit l’expérience existentielle de l’artiste, partagé entre plusieurs univers culturels.
Le succès commercial de Sun Hao, attesté par les ventes aux enchères où ses oeuvres atteignent parfois des prix considérables, ne doit pas occulter la radicalité de sa démarche. Dans un marché de l’art contemporain souvent dominé par la spéculation et l’effet de mode, il maintient une exigence artistique qui le distingue de ses contemporains. Ses oeuvres résistent à la consommation esthétique facile : elles demandent un regard attentif, une méditation prolongée.
Cette résistance à la consommation immédiate rejoint les analyses adorniennes sur l’industrie culturelle. Pour Adorno, l’art authentique se caractérise précisément par son refus de la gratification immédiate, sa capacité à déstabiliser les habitudes perceptives du spectateur. Les oeuvres de Sun Hao possèdent cette qualité dérangeante : elles nous confrontent à notre propre étrangeté, révèlent nos contradictions intimes.
L’évolution récente de son travail vers une plus grande complexité narrative confirme cette orientation. Ses compositions récentes, notamment celles présentées dans l’exposition “Toutes les rencontres” en 2025, intègrent parfois plusieurs temporalités, plusieurs niveaux de lecture. L’artiste mature assume pleinement la dimension herméneutique de son art : ses oeuvres appellent l’interprétation, résistent à l’évidence.
Cette complexité croissante s’accompagne d’une radicalisation formelle. Sun Hao expérimente désormais avec des formats inhabituels, des compositions asymétriques, des cadrages audacieux qui révèlent l’influence de la photographie et du cinéma contemporains. Cette ouverture aux autres médiums artistiques témoigne de sa volonté de maintenir son art en phase avec les évolutions esthétiques contemporaines.
Pourtant, cette modernisation ne s’effectue jamais au détriment de l’ancrage traditionnel. Sun Hao demeure fidèle aux fondamentaux de la peinture à l’encre : respect du support, économie de moyens, recherche de l’expressivité maximale avec un minimum d’éléments. Cette fidélité créatrice distingue son travail des pastiches et des amalgames superficiels qui prolifèrent dans l’art contemporain chinois. L’originalité de Sun Hao réside précisément dans sa capacité à maintenir cette tension productive entre fidélité et innovation. Ses oeuvres ne versent ni dans la nostalgie passéiste ni dans l’occidentalisation mimétique. Elles explorent les possibilités contemporaines d’un art enraciné, les modalités actuelles d’une expression authentiquement chinoise.
Cette authenticité ne se confond pas avec le nationalisme culturel. Sun Hao ne cherche pas à illustrer une prétendue essence chinoise éternelle : il explore les formes contemporaines de la chinéité, les modalités actuelles d’être chinois dans un monde globalisé. Ses chevaux sont chinois non pas parce qu’ils reproduiraient des modèles ancestraux, mais parce qu’ils incarnent une certaine manière chinoise d’habiter la modernité. Cette approche nuancée de l’identité culturelle rejoint les préoccupations des philosophes contemporains sur la mondialisation et ses effets. Sun Hao illustre la possibilité d’une mondialisation non uniformisante, d’une ouverture à l’autre qui n’implique pas la dissolution de soi. Ses oeuvres témoignent qu’il est possible d’être simultanément local et universel, enraciné et cosmopolite.
Cette synthèse dialectique constitue peut-être l’apport majeur de Sun Hao à l’art contemporain. À l’heure où tant d’artistes versent soit dans le particularisme identitaire soit dans l’uniformisation globale, il trace une voie médiane qui préserve les spécificités culturelles tout en s’ouvrant à l’universel humain. Ses chevaux parlent à tous parce qu’ils parlent d’abord authentiquement chinois. Cette leçon dépasse largement le domaine artistique. Dans notre époque troublée par les nationalismes renaissants et les tentations identitaires, l’exemple de Sun Hao suggère d’autres modalités du rapport à l’autre et à soi. Son art démontre qu’il est possible de puiser dans ses racines sans s’y enfermer, de s’ouvrir au monde sans s’y perdre.
Force est de constater que Sun Hao occupe une position singulière dans l’art contemporain. Ni passéiste ni futuriste, ni nationaliste ni cosmopolite abstrait, il développe une esthétique de l’entre-deux qui correspond parfaitement aux enjeux de notre époque. Ses oeuvres ne proposent pas de solutions toutes faites : elles explorent les termes du problème, révèlent les tensions constitutives de notre condition contemporaine.
Cette lucidité critique, alliée à une maîtrise technique exceptionnelle, fait de Sun Hao l’un des artistes les plus stimulants de sa génération. Ses chevaux continueront longtemps à nous interroger, à nous surprendre, à nous émouvoir. Car ils portent en eux quelque chose d’essentiel : la promesse que l’art peut encore dire quelque chose de neuf sur notre condition, révéler des vérités cachées sur notre époque, ouvrir des possibles inattendus. Dans un monde saturé d’images et de discours, cette promesse n’est pas mince. Elle justifie à elle seule l’attention que nous devons porter à ce peintre singulier. Sun Hao nous rappelle que l’art n’est pas un divertissement mais une nécessité, pas un ornement mais une question vitale. Ses oeuvres nous obligent à voir, à penser, à sentir. En ces temps d’anesthésie généralisée, cette obligation constitue un bienfait inestimable.
- Agamben, Giorgio. Potentialités : Essais de philosophie, Paris, Payot, 1999.
- Adorno, Theodor W. Théorie esthétique, 1970, traduction par Marc Jimenez, Klincksieck, 1974, 2011.
















