Écoutez-moi bien, bande de snobs : Tunji Adeniyi-Jones peint comme si chaque coup de pinceau était un acte de résistance contre l’amnésie collective. Né à Londres en 1992, formé à Oxford puis à Yale, ce peintre britannico-nigérian basé à Brooklyn ne se contente pas de colorer des toiles. Il réécrit les hiérarchies visuelles qui ont enfermé l’art africain dans les vitrines poussiéreuses du primitivisme pendant trop longtemps. Ses oeuvres sont des espaces de collision où la Renaissance de Harlem rencontre les bronzes du Bénin, où le cubisme dialogue avec les cérémonies yoruba, où les silhouettes androgynes dansent entre abstraction et figuration sans demander la permission à personne.
Le vocabulaire visuel d’Adeniyi-Jones s’ancre dans ce qu’il nomme lui-même “l’addition culturelle, la combinaison et la collaboration”. Cette formule structure l’intégralité de sa démarche. Ses personnages émergent d’arrière-plans abstraits saturés de motifs végétaux stylisés. Les corps sinueux, rendus en aplats de couleur unique, se fragmentent et se dissolvent dans des formes organiques qui s’emboîtent. Les rouges, les oranges et les jaunes se fondent en compositions qui évoquent les motifs des tissus wax néerlandais, eux-mêmes produits d’échanges interculturels complexes. Dans certaines oeuvres, une palette sombre d’indigos et de violets convoque la nuit, les silhouettes dessinées en tons clairs leur conférant une apparence spectrale.
La double conscience et le regard qui traverse le voile
C’est ici que la pensée de W.E.B. Du Bois devient indispensable. Dans The Souls of Black Folk publié en 1903, Du Bois introduisit le concept de “double conscience” pour décrire l’expérience singulière des Afro-Américains contraints de se voir simultanément à travers leurs propres yeux et à travers le regard racialisé de la société blanche dominante [1]. Cette dualité, Du Bois la définissait comme “cette sensation étrange d’être toujours en train de se regarder à travers les yeux d’un autre”. Le philosophe décrivait le sentiment de “duplicité” ressenti par les Noirs américains, tiraillés entre leur identité américaine et leur identité noire, deux âmes en conflit dans un même corps.
Adeniyi-Jones opère visuellement ce que Du Bois théorisait philosophiquement. Ses figures aux yeux en amande, ajoutés en dernier sur chaque toile, fixent directement le spectateur. Ces regards ne sont jamais passifs. Les corps qu’il peint occupent l’espace, le retiennent, se déplacent à travers lui. On les regarde, certes, mais ils nous regardent aussi. Pour l’artiste, cet échange parle précisément de la double conscience de Du Bois : exister simultanément dans sa propre identité noire et dans le regard altérisant des autres. C’est dans cet espace chargé, entre autonomie et attentes projetées, qu’Adeniyi-Jones célèbre la nature multiforme de l’identité.
Les oeuvres récentes poussent cette exploration encore plus loin. Dans sa série “Immersions” présentée à Séoul en 2025, l’artiste abandonne les ancrages gravitationnels traditionnels. En faisant pivoter la toile pendant qu’il travaille, il crée des espaces sans ligne d’horizon déterminée. Dans certaines toiles, le corps disparaît complètement, dissous dans le plan pictural. L’artiste explique : “Je m’intéresse à représenter la réverbération et la fréquence chromatique que ces personnages audacieux laissent derrière eux”. Cette dissolution n’est pas une annihilation mais une libération. Les figures échappent à la fixité du regard altérisant que Du Bois appelait “le voile”.
La double conscience de Du Bois n’était pas seulement un fardeau. C’était aussi un don, une “seconde vue” permettant de voir les deux côtés du voile racial. Adeniyi-Jones exploite cette seconde vue en créant des oeuvres qui existent simultanément dans plusieurs traditions visuelles. Ses silhouettes évoquent Aaron Douglas et la Renaissance de Harlem tout en incorporant les lignes fluides inspirées des pratiques yoruba de peinture corporelle et de scarification. Ses compositions plates renvoient au cubisme européen et aux papiers découpés de Matisse tout en s’ancrant dans les récits ouest-africains. Cette multiplicité est une stratégie délibérée pour créer, comme le dit l’artiste, “une sorte de noirceur différente”, un espace liminal où la figure peut exister comme symbole, divinité, créature mythique.
Du Bois affirmait que la double conscience créait “deux désirs irréconciliés, deux idéaux en guerre dans un corps sombre”. Adeniyi-Jones refuse cette irréconciliabilité. Ses oeuvres proposent une synthèse, non pas en effaçant les tensions mais en les habitant pleinement. Les figures androgynes qu’il peint incarnent cette fluidité. En refusant d’assigner un genre fixe à ses personnages, l’artiste étend la logique de la double conscience au-delà de la race. Il suggère que toutes les identités sont multiples, fragmentées, en mouvement. La fixité est une violence imposée de l’extérieur.
Aaron Douglas et la silhouette comme stratégie de multiplicité
Adeniyi-Jones cite explicitement Aaron Douglas comme influence majeure, particulièrement dans sa série de lithographies Midnight Voices créée en 2022 [2]. Douglas, figure centrale de la Renaissance de Harlem, avait développé un style caractéristique utilisant des silhouettes élégantes et rythmiques pour représenter l’expérience afro-américaine. Ses illustrations pour The New Negro d’Alain Locke en 1925 établirent un langage visuel qui fusionnait le cubisme européen, l’art déco et les formes stylisées de l’art africain ancien.
Douglas utilisait la silhouette comme dispositif égalitaire. En réduisant ses figures à des profils sombres, il créait des images universelles qui pouvaient être lues par n’importe qui. Cette simplification portait une charge politique considérable. La silhouette refusait les détails physionomiques qui auraient permis de racialiser de manière réductrice. Elle offrait ce que Douglas appelait une “expression de multiplicité”. Une silhouette pouvait être n’importe qui. Elle résistait aux stéréotypes visuels qui saturaient l’imagerie raciste de l’époque.
Adeniyi-Jones comprend cette leçon et l’adapte pour le XXIe siècle. Dans ses lithographies, il reprend la technique de Douglas des silhouettes noires sur fonds abstraits. Mais là où Douglas utilisait principalement le noir et blanc avec des accents de couleur, Adeniyi-Jones inonde ses toiles de bleus violets, de rouges orangés, de fuchsias éclatants. Cette saturation chromatique situe ses oeuvres fermement dans le présent tout en reconnaissant leur dette envers le passé.
Douglas avait créé ses oeuvres dans un contexte de ségrégation Jim Crow, dans une nation où le lynchage des Noirs restait une pratique répandue. Ses silhouettes offraient une dignité visuelle aux Afro-Américains à un moment où leur humanité était constamment niée. Adeniyi-Jones travaille dans un contexte différent mais non moins chargé. Après les mouvements Black Lives Matter, après des décennies de lutte pour la visibilité dans les institutions artistiques blanches, il crée des oeuvres qui refusent d’être réduites à de simples documents sociologiques. Ses peintures existent d’abord comme peintures, comme explorations formelles de la couleur, de la composition, de l’espace.
La référence à Douglas permet également à Adeniyi-Jones de s’inscrire dans une généalogie spécifiquement afro-atlantique. En citant un artiste de la Renaissance de Harlem, il trace une ligne qui relie Londres, où il est né, Lagos, d’où vient sa famille yoruba, Dakar où il a résidé, et New York où il vit et travaille. Cette circulation transatlantique n’est pas une dispersion mais une accumulation. Chaque lieu ajoute une couche, une influence, une perspective.
L’héritage littéraire et la résistance narrative
Adeniyi-Jones situe explicitement son travail dans le sillage de la littérature postcoloniale nigériane. Il a déclaré : “Chaque mythe grec ou fable mémorable que nous connaissons a un équivalent africain tout aussi puissant, mais à cause de concepts réducteurs comme le primitivisme, on voit rarement le monde expansif de l’Afrique de l’Ouest ancienne représenté en dehors du continent. Ces parallèles culturels ont été détaillés notamment à travers la littérature de Chinua Achebe, Wole Soyinka et Amos Tutuola, et je veux que mes peintures servent d’accompagnement visuel à cette lignée” [3].
Cette référence aux géants de la littérature nigériane n’est pas anodine. Achebe publia Things Fall Apart en 1958, roman fondateur qui raconta l’impact du colonialisme britannique sur les sociétés igbo du Nigéria depuis une perspective interne, africaine. Avant Achebe, la littérature coloniale britannique représentait les Africains comme des sauvages sans histoire ni culture complexe. Achebe démonta méthodiquement ces stéréotypes en montrant la richesse des structures sociales, religieuses et philosophiques précoloniales.
Soyinka, premier Africain à recevoir le prix Nobel de littérature en 1986, poussa cette décolonisation narrative encore plus loin. Dramaturge, poète, romancier, il créa une oeuvre qui fusionnait les traditions yoruba avec les formes littéraires occidentales. Amos Tutuola publia The Palm-Wine Drinkard en 1952, récit fantasmagorique raconté en pidgin nigérian, langue créole à base lexicale anglaise, qui mélangeait folklore yoruba, conte fantastique et modernisme littéraire. Son style décontracté, son refus des conventions littéraires européennes choquèrent certains critiques mais influencèrent profondément toute une génération d’écrivains africains.
Adeniyi-Jones hérite directement de cette tradition de résistance narrative. Ses peintures accomplissent visuellement ce qu’Achebe, Soyinka et Tutuola accomplissaient littérairement : elles affirment l’existence et la légitimité de récits africains qui n’ont pas besoin de la validation occidentale pour exister. Lorsqu’il représente des objets singuliers comme un tabouret royal Asante, un masque de performance ouest-africain, une tête Ife ou un bronze du Bénin comme points de départ pour ses peintures, Adeniyi-Jones effectue exactement le même geste qu’Achebe racontant les cérémonies igbo.
L’artiste a également mentionné que son travail récent était en grande partie constitué de “peintures de deuil” créées après le décès de son père en novembre 2020. Il expliquait : “Tout ce travail que j’ai fait l’année dernière, ce sont des peintures de deuil. Je les fais pour me sentir mieux, au coeur de absolument tout” [4]. Cette franchise brutale sur la fonction thérapeutique de son art résonne avec la tradition littéraire nigériane qui refuse d’édulcorer la souffrance mais la transforme en matière esthétique.
La connexion avec Achebe, Soyinka et Tutuola établit qu’Adeniyi-Jones travaille dans une tradition de résistance intellectuelle. Ces écrivains construisaient un contre-récit face aux histoires coloniales qui avaient effacé, déformé ou ridiculisé les cultures africaines. Adeniyi-Jones poursuit ce projet dans le domaine visuel. Ses peintures réclament l’espace pour les récits africains dans les musées et galeries occidentales qui les ont si longtemps exclus.
Il est significatif qu’Adeniyi-Jones ait étudié à Oxford et Yale, deux bastions historiques du privilège blanc. Cette formation dans les institutions coloniales lui a donné accès aux canons artistiques européens. Mais plutôt que d’être assimilé par ces traditions, il les a cannibalisées, les retournant contre elles-mêmes. Cette stratégie rappelle celle d’Achebe qui écrivait en anglais, la langue du colonisateur, mais qui la tordait pour raconter des histoires qui démantelaient les justifications du colonialisme.
L’hybridité comme projet esthétique et politique
Adeniyi-Jones crée des oeuvres qui refusent obstinément d’être réduites à une seule lecture. En refusant de choisir entre ses influences multiples, il crée des espaces picturaux authentiquement hybrides. Non pas un mélange homogène où tout se dissout, mais un assemblage où chaque élément reste identifiable tout en se transformant au contact des autres.
Les figures d’Adeniyi-Jones dansent, plongent, tournent à travers l’espace de la toile. Elles ne sont jamais immobiles, jamais figées. Cette cinétique perpétuelle incarne l’expérience diasporique elle-même, marquée par le déplacement, la migration, le voyage constant entre des mondes multiples. Adeniyi-Jones ne peint pas des portraits d’individus spécifiques. Il peint l’expérience même du mouvement, de la transformation, du devenir.
Les yeux en amande de ses figures nous fixent. Ils nous rappellent que nous sommes observés autant que nous observons. Cette réciprocité du regard démantèle la dynamique coloniale traditionnelle où les corps noirs étaient offerts à la contemplation voyeuriste du regard blanc sans jamais pouvoir rendre ce regard. Ici, les figures réclament leur subjectivité.
Le travail d’Adeniyi-Jones arrive à un moment charnière. Après des décennies de lutte, les artistes noirs gagnent enfin une visibilité significative dans les institutions artistiques occidentales. Mais cette reconnaissance tardive vient avec ses propres pièges. Le marché de l’art a une capacité infinie à absorber et à neutraliser la critique. Ses peintures se vendent à six chiffres sur le marché secondaire. Comment maintenir un projet de résistance culturelle quand on devient soi-même une marchandise de luxe ?
L’artiste ne prétend pas résoudre cette contradiction. Mais ses oeuvres conservent leur charge subversive précisément parce qu’elles refusent d’être facilement consommables. Elles exigent du spectateur qu’il fasse le travail de comprendre les références, de saisir les connexions, de réfléchir aux implications. Elles résistent, doucement mais fermement, aux lectures paresseuses qui chercheraient à les réduire à de jolies images exotiques.
La beauté des peintures d’Adeniyi-Jones n’est pas une concession à la décoration. C’est une arme. En créant des oeuvres visuellement séduisantes, il attire le spectateur. Une fois captivé par les couleurs et les formes, les oeuvres commencent à travailler sur lui de manières plus subtiles. Les questions sur l’identité, sur le regard, sur l’histoire, sur le pouvoir s’insinuent progressivement. La beauté fonctionne comme un cheval de Troie pour des idées qui autrement pourraient être rejetées.
Adeniyi-Jones appartient à une génération d’artistes noirs qui n’acceptent plus les termes du débat tels qu’ils ont été établis par les institutions blanches. Ils ne demandent pas la permission d’exister. Ils créent avec une confiance qui assume que leurs références culturelles, leurs histoires, leurs préoccupations sont au centre, non à la périphérie. Cette posture décoloniale ne se proclame pas bruyamment. Elle s’incarne dans chaque décision formelle, dans chaque choix chromatique, dans chaque composition.
Les peintures d’Adeniyi-Jones sont profondément contemporaines tout en étant ancrées dans des traditions millénaires. Elles regardent simultanément vers le passé et vers l’avenir. Cette temporalité complexe, non linéaire, reflète les conceptions africaines du temps qui n’ont jamais été purement chronologiques. Le passé, le présent et l’avenir coexistent, s’interpénètrent, se modifient mutuellement. Adeniyi-Jones peint cette coexistence temporelle en superposant des références à différentes époques, différents lieux, différentes traditions dans un seul espace pictural.
Ses oeuvres constituent finalement un manifeste visuel pour ce que pourrait être l’art global au XXIe siècle : non pas un universalisme qui efface les différences sous prétexte d’unité, mais un cosmopolitisme qui célèbre la multiplicité, qui insiste pour que toutes les traditions puissent dialoguer sur un pied d’égalité, qui refuse les hiérarchies imposées par des siècles de domination coloniale. Dans les toiles d’Adeniyi-Jones, Aaron Douglas dialogue avec les bronzes du Bénin, Matisse avec les tissus wax, le jazz avec la mythologie yoruba. Personne ne domine.
C’est cette vision d’un monde où l’addition culturelle remplace la soustraction coloniale qui rend le travail d’Adeniyi-Jones essentiel aujourd’hui. À un moment où les identités nationales se durcissent, où les frontières se ferment, où le repli identitaire gagne du terrain, ses peintures proposent une alternative généreuse. Elles montrent qu’on peut être fidèle à ses racines tout en s’ouvrant à d’autres influences. Qu’on peut honorer son héritage sans le fétichiser. Qu’on peut créer quelque chose de nouveau sans trahir le passé.
Les figures androgynes d’Adeniyi-Jones dansent dans des espaces impossibles, défiant la gravité, les catégories et nos attentes. Elles incarnent la liberté de devenir, de se transformer et de refuser les assignations identitaires figées. Dans un monde qui cherche constamment à nous enfermer dans des cases, ces figures fluides et insaisissables offrent une vision libératrice de ce que pourrait être l’identité humaine débarrassée des contraintes qui l’étouffent.
Tunji Adeniyi-Jones ne prétend pas avoir toutes les réponses. Ses peintures ne résolvent pas les contradictions de la condition diasporique. Mais elles créent des espaces où ces tensions peuvent coexister de manière productive, où les contradictions génèrent de la beauté plutôt que de la paralysie, où la multiplicité devient une force plutôt qu’une faiblesse. Voilà pourquoi son travail compte. Non pas parce qu’il offre des solutions faciles ou des récits réconfortants. Mais parce qu’il nous montre à quoi ressemble le travail difficile de vivre pleinement dans la complexité, de refuser les simplifications rassurantes, d’embrasser l’incertitude créative qui vient quand on accepte d’être plusieurs choses à la fois. Ses toiles sont des espaces de liberté où les corps noirs peuvent exister en dehors des catégories imposées, où ils peuvent danser, plonger, se dissoudre et réapparaître selon leurs propres termes. C’est une forme de libération peinte en couleurs vibrantes sur des toiles qui refusent de rester tranquilles.
- W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk, A.C. McClurg & Co., 1903.
- White Cube, “Tunji Adeniyi-Jones: Immersions”, communiqué de presse de l’exposition à Séoul, janvier 2025.
- White Cube, biographie de l’artiste Tunji Adeniyi-Jones, whitecube.com, consulté en octobre 2025.
- Brian Keith Jackson, “Tunji Adeniyi-Jones: the art of healing”, Art Basel Miami Beach 2021 magazine, 2021.
















