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Wang Keping : Bois, feu et vérité sculpturale

Publié le : 26 Août 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 17 minutes

Wang Keping sculpte depuis plus de quarante-cinq ans une oeuvre qui réconcilie tradition chinoise et modernité occidentale. Ancien dissident du groupe des Étoiles, exilé à Paris en 1984, il créé des sculptures sur bois d’une sensualité troublante qui célèbrent la beauté féminine et questionnent notre rapport à la création contemporaine.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : Wang Keping sculpte depuis plus de quarante-cinq ans des vérités que vos salons feutrés n’osent même pas murmurer. Dans l’écosystème anesthésié de l’art contemporain, où la provocation se vend au poids et où l’authenticité se négocie en euros, cet homme de 76 ans continue de tailler ses bois avec la patience d’un moine et l’obstination d’un révolutionnaire. Né en 1949 dans le fracas de la naissance de la République populaire de Chine, Wang Keping a forgé son langage sculptural dans les brasiers de la contestation politique avant de le raffiner dans l’exil parisien. Aujourd’hui, ses oeuvres habitent les plus prestigieuses institutions, du Centre Pompidou au Brooklyn Museum et du musée Rodin au château de Chambord, et ses créations se négocient désormais à six chiffres dans les salles de ventes internationales.

Pourtant, l’artiste demeure un indéfectible outsider, un sculpteur qui refuse les facilités du marché et les compromissions de l’époque. Quand ses contemporains délèguent leur production à des armées d’assistants, Wang Keping sculpte chaque pièce de ses mains. Quand d’autres surfent sur les vagues médiatiques, il se terre dans son atelier vendéen, face à ses troncs qui sèchent pendant des années. Sa radicalité réside précisément dans cette fidélité intransigeante à une vision artistique qui refuse de plier devant les injonctions du temps.

L’oeuvre de Wang Keping interroge fondamentalement notre rapport à la création contemporaine, questionnant les mécanismes de légitimation artistique et les dynamiques de pouvoir qui structurent le champ culturel. À travers l’examen de sa trajectoire, du dissident politique des Étoiles au maître reconnu de la sculpture sur bois, se révèlent les tensions qui traversent l’art de notre époque : entre tradition et modernité, entre authenticité et marché, entre résistance et institutionnalisation.

Le legs de Brâncuși : Une filiation moderniste assumée

L’inscription de Wang Keping dans la lignée de Constantin Brâncuși dépasse la simple comparaison stylistique pour toucher aux fondements mêmes de la modernité sculpturale. Quand le maître roumain révolutionna la sculpture européenne au début du XXe siècle en épurant les formes jusqu’à leur essence première, il établit un protocole esthétique que Wang Keping allait réinventer soixante-dix ans plus tard dans un contexte géopolitique radicalement différent [1]. Cette filiation n’est ni fortuite ni superficielle : elle révèle une communauté de vision qui dépasse les contingences historiques et géographiques pour toucher à l’universalité du geste sculptural.

Brâncuși, fils de paysans des Carpates devenu figure tutélaire de l’avant-garde parisienne, avait posé les jalons d’une esthétique de la simplification radicale qui brisait avec l’académisme occidental. Ses Oiseaux dans l’espace et ses Muses endormies témoignaient d’une quête spirituelle qui cherchait à capter “l’essence des choses” plutôt que leur apparence superficielle. Cette démarche phénoménologique avant la lettre trouvait ses racines dans un rapport quasi-mystique à la matière, héritée de la tradition populaire roumaine et de ses sculptures sur bois aux motifs géométriques ancestraux.

Lorsque Wang Keping découvre l’oeuvre de Brâncuși dans les musées parisiens au milieu des années 1980, il reconnaît immédiatement une fraternité artistique qui dépasse les différences culturelles. Comme le sculpteur roumain, Wang Keping vient d’un monde rural marqué par la tradition artisanale, celui des jouets populaires de la dynastie Han qu’il collectionnait dans sa jeunesse. Comme lui, il privilégie la taille directe et refuse le recours aux assistants ou aux moulages. Comme lui enfin, il cherche à révéler l’âme cachée de la matière plutôt qu’à lui imposer une forme préconçue.

Cette parenté spirituelle se manifeste dans une approche commune de la création qui fait du sculpteur non pas un démiurge imposant sa volonté à la matière, mais un révélateur attentif aux suggestions du matériau. “Le bois me murmure ses secrets”, confie Wang Keping, reprenant presque mot pour mot l’esprit de Brâncuși qui voyait dans chaque bloc de marbre ou de bois une forme en attente de libération. Cette conception quasi-animiste de la sculpture s’enracine dans une tradition pré-moderne que les deux artistes ont su actualiser dans le langage de leur époque.

La technique de Wang Keping procède directement de l’enseignement de Brâncuși, mais elle l’enrichit d’une dimension sensuelle spécifiquement chinoise. Là où Brâncuși polissait ses marbres et ses bronzes jusqu’à obtenir des surfaces d’une pureté cristalline, Wang Keping brûle ses bois au chalumeau pour obtenir ces noirs profonds qui caractérisent ses sculptures. Cette innovation technique, héritée de la tradition chinoise du bois carbonisé, ajoute une dimension tactile et érotique à l’héritage moderniste. Les surfaces soyeuses de ses sculptures appellent la caresse et révèlent une sensualité que l’austérité de Brâncuși ne permettait qu’à de rares occasions.

L’influence du maître roumain se lit également dans l’économie formelle de Wang Keping. Comme Brâncuși réduisait ses oiseaux à l’essence pure du vol ou ses portraits à l’archétype de la féminité, Wang Keping épure ses figures jusqu’à leur donner une valeur quasi-totémique. Ses femmes deviennent la Femme, ses couples incarnent l’Amour universel, ses oiseaux évoquent la liberté primordiale. Cette capacité à dépasser l’anecdotique pour accéder au symbolique constitue l’un des apports majeurs de Brâncuși à la sculpture moderne, un legs que Wang Keping a su adapter aux exigences de son époque.

Mais Wang Keping ne se contente pas de reproduire la leçon de Brâncuși : il la réinvente à partir de sa propre expérience culturelle et politique. Là où le sculpteur roumain cherchait l’absolu dans la pure forme, l’artiste chinois investit ses sculptures d’une charge émotionnelle et politique qui enrichit considérablement le legs moderniste. Ses premières oeuvres Silence et Idole témoignaient d’une urgence expressive que l’esthétique de Brâncuși, dans sa recherche de l’intemporel, ne permettait pas toujours d’exprimer.

Cette synthèse entre héritage moderniste et engagement contemporain fait de Wang Keping un passeur unique entre deux époques de la sculpture. Il démontre que l’enseignement de Brâncuși n’était pas une impasse formaliste mais un point de départ fécond pour de nouvelles explorations. En réactivant la tradition de la taille directe dans un contexte post-moderne, en réinventant l’épurement des formes à l’aune des enjeux contemporains, Wang Keping prouve que la modernité sculpturale demeure un territoire ouvert, capable d’accueillir de nouvelles expériences esthétiques et spirituelles.

Sociologie de la résistance : Wang Keping dans le champ artistique contemporain

L’analyse de la trajectoire de Wang Keping à travers le prisme de la sociologie de Pierre Bourdieu révèle les mécanismes complexes par lesquels un artiste dissident peut accéder à la légitimité institutionnelle tout en préservant sa posture critique [2]. Bourdieu, dans sa théorie des champs sociaux, avait magistralement démontré comment l’art moderne s’était constitué en espace autonome au cours du XIXe siècle, créant ses propres règles de légitimation et ses hiérarchies spécifiques. L’exemple de Wang Keping permet d’observer ces mécanismes à l’oeuvre dans le contexte de la mondialisation artistique contemporaine.

Quand Wang Keping fonde le groupe des Étoiles en 1979, il occupe une position singulière dans ce que Bourdieu appellerait le “sous-champ de production restreinte” de l’art chinois naissant. À la différence des avant-gardes occidentales qui se constituaient contre un establishment artistique déjà structuré, les Étoiles émergent dans un vide institutionnel quasi-total. Le réalisme communiste dominant ne constitue pas un véritable champ artistique au sens de Bourdieu, il s’agit plutôt d’un appareil idéologique d’État dépourvu d’autonomie. Wang Keping et ses compagnons doivent donc simultanément inventer les règles du jeu artistique et contester l’ordre politique qui les nie.

Cette situation paradoxale explique en partie la radicalité de leurs premières interventions. L’exposition sauvage sur les grilles du Musée des Beaux-Arts de Pékin ne relève pas seulement de la contestation esthétique : elle constitue un acte performatif de création d’un champ artistique autonome. En s’appropriant illégalement l’espace symbolique du musée, les Étoiles affirment leur droit à exister comme force artistique légitime, défiant simultanément l’autorité politique et créant les conditions d’émergence d’un marché de l’art indépendant.

La théorie des champs de Bourdieu permet également de comprendre les stratégies que Wang Keping déploie pour négocier son passage du sous-champ chinois au champ artistique international. Son installation en France en 1984 ne relève pas du simple exil politique : il s’agit d’une stratégie de repositionnement dans l’économie symbolique globale de l’art contemporain. En s’installant à Paris, alors capitale historique de la modernité artistique, Wang Keping accède à un capital symbolique qui lui était inaccessible depuis Pékin.

Cette délocalisation géographique s’accompagne d’une transformation stylistique révélatrice des contraintes du champ artistique occidental. Les oeuvres explicitement politiques de la période des Étoiles cèdent progressivement la place à une exploration plus universaliste du corps féminin et de la sensualité. Cette évolution ne doit pas être interprétée comme un abandon des convictions politiques, mais comme une adaptation stratégique aux codes du champ artistique français, où l’art politique explicite occupe une position dominée.

Bourdieu avait montré comment les artistes modernes avaient conquis leur autonomie en développant un rapport ambivalent au marché : ils devaient simultanément s’en affranchir symboliquement et composer avec ses exigences matérielles. Wang Keping incarne parfaitement cette contradiction. D’un côté, il affiche un mépris constant pour les logiques commerciales, refusant de déléguer sa production et critiquant vertement l’art contemporain produit à la chaîne de ses compatriotes. De l’autre, il bénéficie pleinement de la valorisation marchande de ses oeuvres, qui atteignent désormais des sommets dans les ventes aux enchères internationales.

Cette tension révèle l’une des apories centrales du champ artistique contemporain : comment préserver une posture critique authentique tout en accédant à la reconnaissance institutionnelle ? Wang Keping résout partiellement cette contradiction en développant ce que l’on pourrait appeler une “économie de la rareté” : ses sculptures, entièrement réalisées de sa main selon des techniques traditionnelles, se distinguent radicalement de la production industrialisée qui domine le marché de l’art contemporain.

L’analyse de Bourdieu permet également d’éclairer la réception critique de l’oeuvre de Wang Keping. Les commentateurs oscillent constamment entre deux registres d’interprétation : d’un côté, une lecture “orientalisante” qui insiste sur les racines chinoises de son travail ; de l’autre, une approche universaliste qui l’inscrit dans la lignée de la modernité occidentale. Cette ambiguïté n’est pas fortuite : elle révèle les stratégies de légitimation déployées par les instances critiques pour intégrer un artiste “périphérique” dans le canon central de l’art contemporain.

Wang Keping lui-même joue habilement de cette ambiguïté, revendiquant simultanément son héritage chinois et son appartenance à l’art international. “Je suis un artiste chinois, mais je ne fais pas de l’art chinois”, affirme-t-il, formulant ainsi un positionnement stratégique qui lui permet d’échapper aux assignations identitaires tout en capitalisant sur son exotisme relatif.

Cette position d’équilibriste révèle l’une des transformations majeures du champ artistique contemporain : la mondialisation a créé de nouveaux rapports de force qui permettent à des artistes “périphériques” d’accéder au centre du système, à condition qu’ils maîtrisent les codes de cette circulation globale. Wang Keping démontre qu’il est possible de négocier cette intégration sans sacrifier complètement son identité artistique originelle, mais au prix d’une vigilance constante et d’un positionnement sophistiqué qui exige une parfaite compréhension des règles du jeu artistique international.

L’exemple de Wang Keping illustre ainsi parfaitement la pertinence contemporaine de l’analyse bourdieusienne. Quarante ans après Les Règles de l’art, la théorie des champs continue d’offrir des outils conceptuels précieux pour comprendre les stratégies artistiques et les mécanismes de légitimation dans un contexte mondialisé. Elle révèle notamment comment les rapports de domination symbolique se recomposent sans disparaître, créant de nouvelles hiérarchies qui perpétuent, sous des formes renouvelées, les exclusions traditionnelles du monde de l’art.

L’atelier comme laboratoire : Rituel et patience contre l’accélération contemporaine

Dans l’économie temporelle frénétique de l’art contemporain, l’atelier de Wang Keping fonctionne comme un sanctuaire d’une autre époque. Installé dans un ancien hangar naval en Vendée, cet espace témoigne d’un rapport au temps radicalement différent de celui qui régit la production artistique dominante. Ici, les troncs sèchent pendant des années avant d’être sculptés, les surfaces sont polies pendant des mois, chaque pièce demande une patience qui confine à l’ascèse. Cette temporalité dilatée constitue en soi un acte de résistance contre l’accélération généralisée de notre époque.

L’approche de Wang Keping révèle une conception quasi-alchimique de la création artistique. Comme les anciens maîtres, il accorde autant d’importance au processus qu’au résultat, transformant chaque étape de la création en un rituel minutieusement codifié. La sélection du bois dans les forêts environnantes, l’écorçage patient, le long séchage qui révèle les craquelures naturelles, le travail au chalumeau qui carbonise la surface : chaque geste s’inscrit dans une liturgie créatrice qui fait de l’artiste un officiant plutôt qu’un producteur.

Cette sacralisation du processus créatif s’oppose diamétralement aux logiques de rentabilité qui gouvernent désormais une large partie de la production artistique contemporaine. Quand ses confrères chinois inondent le marché de productions standardisées réalisées par des équipes d’assistants, Wang Keping maintient une approche artisanale qui fait de chaque sculpture un objet unique, porteur de la trace irremplaçable de son créateur.

Cette fidélité à l’artisanat traditionnel ne relève pas d’un conservatisme nostalgique mais d’une stratégie esthétique cohérente. En refusant la délégation de son travail manuel, Wang Keping affirme que la valeur artistique réside dans l’authenticité du geste créateur plutôt que dans la sophistication conceptuelle. “Sculpter, c’est comme faire l’amour à une femme. Personne ne peut le faire à votre place”, déclare-t-il avec une franchise qui heurte les convenances du milieu artistique contemporain.

Cette métaphore érotique révèle la dimension profondément sensuelle du rapport que Wang Keping entretient avec ses matériaux. Ses sculptures appellent irrésistiblement la caresse, révélant des surfaces d’une douceur quasi-épidermique qui transforme l’expérience esthétique en rencontre tactile. Cette érotisation de l’art, assumée et revendiquée, constitue l’un des aspects les plus subversifs de son travail dans un contexte artistique souvent marqué par l’intellectualisation excessive.

L’atelier de Wang Keping fonctionne également comme un conservatoire de gestes et de savoir-faire en voie de disparition. Sa maîtrise du brûlage au chalumeau, héritée de la tradition chinoise du bois carbonisé, perpétue des techniques séculaires que l’industrialisation des processus artistiques tend à faire disparaître. En cela, son travail s’inscrit dans une démarche patrimoniale qui dépasse les enjeux esthétiques pour toucher à la transmission culturelle.

Cette dimension patrimoniale s’exprime particulièrement dans sa série des Oiseaux, commencée en 1982 et jamais interrompue depuis. Ces créatures abstraites, nées de la forme naturelle des branches, témoignent d’une capacité à voir dans la matière brute les formes en attente de révélation. Cette approche phénoménologique, qui fait du sculpteur un “voyant” plutôt qu’un constructeur, s’enracine dans une tradition esthétique orientale que Wang Keping a su adapter aux exigences de l’art contemporain.

L’obstination avec laquelle l’artiste poursuit cette exploration thématique depuis quatre décennies révèle une conception de l’art comme recherche spirituelle plutôt que comme production de nouveautés. À contre-courant des injonctions à l’innovation permanente qui caractérisent le marché artistique contemporain, Wang Keping cultive la répétition créatrice, explorant inlassablement les variations infinies que peut offrir un motif limité.

La chair des forêts : Érotisme et spiritualité dans l’oeuvre tardive

L’évolution stylistique de Wang Keping, depuis les oeuvres explicitement politiques de la période des Étoiles jusqu’aux explorations sensuelles de la maturité, révèle un approfondissement progressif de sa relation à la féminité et à l’érotisme. Cette transformation ne marque pas un abandon de la dimension critique de son travail, mais plutôt un déplacement de la contestation politique vers une affirmation de la liberté sensuelle qui constitue, dans le contexte de sa formation culturelle, un acte de résistance tout aussi radical.

Les sculptures récentes de Wang Keping témoignent d’une maîtrise technique qui transforme le bois en chair, révélant des surfaces d’une sensualité troublante qui invite au toucher autant qu’à la contemplation. Cette capacité à insuffler la vie dans la matière inerte relève d’un art consommé qui place Wang Keping parmi les grands maîtres de la sculpture tactile. Ses femmes agenouillées, ses couples enlacés, ses formes androgynes révèlent une compréhension intime de l’anatomie féminine qui dépasse la simple représentation pour accéder à l’évocation.

Cette érotisation du regard sculptural s’enracine dans l’expérience biographique de l’artiste. Élevé dans une société où “le désir était interdit, considéré comme immoral, mauvais et capitaliste”, Wang Keping fait de la célébration du corps féminin un acte de libération personnelle et collective. Ses sculptures récentes constituent ainsi une forme de réparation historique, compensant des décennies de répression sexuelle par une affirmation jubilatoire de la beauté sensuelle.

Cette dimension autobiographique ne doit pas masquer la portée universelle de cette exploration. Les corps que sculpte Wang Keping dépassent l’anecdotique pour accéder à l’archétypal, révélant des formes primordiales qui parlent à l’inconscient collectif. Ses femmes ne sont pas des portraits mais des incarnations de la féminité éternelle, ses couples évoquent l’amour absolu plutôt que la passion circonstancielle.

Cette capacité à universaliser l’intime constitue l’un des apports majeurs de Wang Keping à la sculpture contemporaine. Dans un contexte artistique souvent marqué par l’ironie et la distance critique, il ose affirmer des valeurs, l’amour, la beauté et la sensualité, que la sophistication contemporaine tend à reléguer au rang de naïvetés. Cette sincérité assumée, cette capacité à émouvoir sans réserve constituent peut-être la dimension la plus subversive de son travail.

L’évocation de la sensualité chez Wang Keping ne verse jamais dans la complaisance pornographique. Ses sculptures maintiennent une pudeur et une élégance qui transforment l’érotisme en spiritualité. Cette alchimie délicate révèle une culture esthétique raffinée qui puise aux sources de l’art chinois traditionnel autant qu’aux enseignements de la modernité occidentale.

Postérité et résistance : L’héritage de Wang Keping au XXIe siècle

Alors que Wang Keping est dans sa soixante-seizième année, la question de son héritage artistique se pose avec une acuité particulière. Dans un paysage artistique dominé par l’éphémère et la spectacularisation, son oeuvre dessine les contours d’une résistance esthétique qui pourrait bien constituer l’un des legs les plus précieux de notre époque à la postérité.

L’influence de Wang Keping sur la jeune génération d’artistes chinois demeure paradoxalement limitée, révélant les transformations profondes qu’a connues la scène artistique de son pays natal. Les artistes émergents, formés dans un contexte de prospérité économique et d’ouverture internationale, peinent à comprendre la radicalité d’un parcours forgé dans la clandestinité et l’exil. Son refus des facilités technologiques et marchandes apparaît souvent comme un archaïsme incompréhensible à une génération éduquée dans l’économie de l’attention.

Pourtant, cette apparente obsolescence pourrait bien constituer sa plus grande actualité. À l’heure où l’art contemporain semble s’enliser dans une surenchère technologique qui masque souvent une pauvreté conceptuelle, l’exemple de Wang Keping rappelle que l’innovation véritable réside moins dans les moyens que dans la justesse du regard. Sa fidélité au bois et à la taille directe témoigne d’une confiance inébranlable dans les ressources expressives des techniques traditionnelles.

Cette leçon de modestie créatrice résonne d’autant plus fortement que notre époque redécouvre les vertus de la lenteur et de l’authenticité. Les sculptures de Wang Keping, par leur refus de toute concession aux modes passagères, constituent des ilots de permanence dans un océan de nouveautés factices. Elles témoignent de la possibilité d’une création artistique qui échappe aux cycles accélérés de la consommation culturelle.

L’institution artistique française, qui a accueilli Wang Keping depuis quarante ans, lui a récemment rendu hommage à travers une série d’expositions prestigieuses qui témoignent de sa reconnaissance définitive. Son passage au musée Rodin en 2022, où il a travaillé en public dans les jardins, constituait un symbole particulièrement éloquent de cette consécration. Voir Wang Keping sculpter à l’ombre des oeuvres de Rodin révélait la filiation profonde qui unit ces deux maîtres de la sculpture moderne, séparés par un siècle mais réunis par une même foi dans l’expressivité de la matière.

Cette reconnaissance institutionnelle, si méritée soit-elle, ne doit pas masquer l’enjeu véritable de l’héritage de Wang Keping : la transmission d’une éthique artistique qui place l’authenticité au-dessus du succès et la patience au-dessus de l’efficacité. Dans un monde artistique de plus en plus soumis aux logiques de rentabilité immédiate, son exemple rappelle que la création véritable exige du temps, de la solitude et une forme d’obstination qui confine à l’héroïsme.

Son oeuvre constitue ainsi un manuel de résistance pour tous ceux qui refusent de voir l’art se dissoudre dans le divertissement généralisé. Elle démontre qu’il est possible de préserver une vision artistique exigeante sans sombrer dans l’élitisme, de cultiver l’authenticité sans verser dans l’archaïsme, de célébrer la beauté sans ignorer les enjeux politiques de son époque.

Wang Keping aura ainsi réussi ce tour de force rare : transformer une trajectoire personnelle singulière en leçon universelle. Son parcours, depuis les barricades à Pékin jusqu’aux prestigieuses institutions occidentales, témoigne de la possibilité d’une fidélité créatrice qui traverse les épreuves sans jamais se compromettre. Il rappelle que l’art, à son plus haut niveau, demeure une forme de résistance spirituelle qui échappe aux catégories habituelles de l’analyse politique ou sociologique.

L’oeuvre de Wang Keping nous enseigne que la véritable subversion artistique ne réside pas nécessairement dans la transgression spectaculaire, mais parfois dans la fidélité obstinée à des valeurs que l’époque tend à oublier. Sa sculpture, par sa douceur même, par sa sensualité assumée, par sa lenteur revendiquée, constitue un défi plus radical aux logiques dominantes que bien des provocations bruyantes. Elle nous rappelle que l’art, dans sa fonction la plus haute, demeure un refuge pour tout ce que notre époque tend à broyer : la contemplation, la patience, la beauté gratuite, l’amour désintéressé.

Cette leçon de sagesse créatrice, léguée par un homme qui a su transformer l’exil en liberté et la contrainte en invention, constituera sans doute l’héritage le plus précieux que Wang Keping aura offert à l’art de son temps. Elle témoigne de la possibilité d’une création qui échappe aux déterminations de l’époque pour accéder à cette intemporalité qui constitue, depuis toujours, le privilège des oeuvres authentiques.


  1. Constantin Brâncuși, Considérations sur l’art, manuscrits conservés au Centre Pompidou, Paris.
  2. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
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Référence(s)

WANG Keping (1949)
Prénom : Keping
Nom de famille : WANG
Autre(s) nom(s) :

  • 王克平 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 76 ans (2025)

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