English | Français

Mardi 18 Novembre

ArtCritic favicon

William Morris : Entre mémoire et verre en fusion

Publié le : 31 Mai 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 10 minutes

William Morris transforme le verre en artefacts mystérieux qui défient notre perception. Ce maître verrier américain révèle les potentialités sculpturales inattendues de son médium, créant des oeuvres qui semblent tout droit sorties de fouilles archéologiques. Sa virtuosité technique sert une vision poétique profonde qui interroge notre rapport primitif à la matière et au temps.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, William Morris n’est pas simplement un maître verrier. C’est un archéologue du temps présent, un chamane de la matière en fusion qui transforme le silice en mémoire collective. Pendant plus de vingt-cinq ans, cet Américain né en 1957 à Carmel, en Californie, a repoussé les limites du verre soufflé avec une audace qui confine au génie mystique. En mettant fin à sa carrière en 2007 à l’âge de cinquante ans au sommet de sa gloire, Morris laisse derrière lui un corpus d’oeuvres qui transcende la simple virtuosité technique pour atteindre une dimension anthropologique et spirituelle.

L’art de William Morris s’inscrit dans une quête primordiale : retrouver le lien ancestral entre l’homme et la nature à travers des objets qui semblent tout droit sortis de fouilles archéologiques imaginaires. Ses sculptures de verre défient notre perception, se faisant passer pour de l’os, du bois, de la pierre ou de la céramique. Cette illusion n’est pas un simple tour de force technique, mais une méditation profonde sur la permanence et l’impermanence, sur ce qui survit au passage du temps et ce qui disparaît.

La trajectoire de Morris commence de manière peu orthodoxe. Étudiant en céramique sans le sou ni les références nécessaires pour intégrer une école de verre prestigieuse, il débarque à la fin des années 1970 à la Pilchuck Glass School de Dale Chihuly. En échange de son travail de chauffeur de camion, il obtient une formation et vit dans une cabane dans les arbres. Cette modestie des débuts forge son caractère et sa relation unique au matériau. Pendant dix ans, il devient le maître verrier principal de Chihuly, absorbant les techniques tout en développant sa propre vision esthétique.

Contrairement à son mentor qui privilégie la transparence, l’éclat et les couleurs vives, Morris explore dès ses premières oeuvres personnelles les qualités plus sourdes du verre. Sa série des Pierres Dressées (Standing Stones) du milieu des années 1980 inaugure cette démarche singulière. Inspirées de ses voyages dans les îles Orcades et les Hébrides avec Chihuly, ces sculptures monumentales évoquent les mégalithes préceltiques tout en explorant les possibilités sculpturales du verre coulé dans des moules en bois.

L’évolution technique accompagne cette recherche formelle. Morris développe avec son équipe, notamment Jon Ormbrek et Karen Willenbrink-Johnsen, des procédés innovants qui permettent d’obtenir ces surfaces mates et texturées si caractéristiques. L’utilisation de poudres de verre coloré, les techniques de trempe, le lavage à l’acide et le travail avec Pino Signoretto, maître verrier de Murano, enrichissent son vocabulaire plastique. Ces innovations ne sont jamais gratuites : elles servent un projet artistique cohérent qui vise à faire oublier la nature même du matériau utilisé.

L’oeuvre de Morris trouve ses racines conceptuelles dans deux domaines apparemment éloignés mais qui convergent vers une même préoccupation existentielle : l’architecture et la littérature. Cette double influence nourrit sa réflexion sur la permanence des civilisations et la transmission de la mémoire collective.

Du côté architectural, Morris puise son inspiration dans les monuments mégalithiques qu’il découvre lors de ses voyages européens. Les cercles de pierres de Stonehenge, les alignements de Carnac, les dolmens bretons : autant de témoignages d’une humanité qui cherchait déjà à inscrire sa présence dans la durée. Ces architectures primitives, dépouillées de tout ornement superflu, incarnent pour lui l’essence même de l’art : dire l’essentiel avec un minimum de moyens. Ses Standing Stones traduisent cette fascination en termes contemporains, questionnant notre rapport au sacré dans une société désacralisée.

L’influence de l’architecture ne s’arrête pas aux monuments anciens. Morris s’intéresse également aux architectures vernaculaires, ces constructions anonymes qui témoignent d’une adaptation parfaite entre l’homme et son environnement. Les huttes de terre d’Afrique, les igloos inuits, les cases sur pilotis de Polynésie : autant de modèles d’une architecture en harmonie avec la nature qui inspirent ses installations les plus ambitieuses. Cache (1991), cette accumulation de défenses d’éléphants en verre qui évoque autant un ossuaire qu’un temple, procède de cette réflexion sur l’habitat primitif et sa charge symbolique.

La littérature constitue le second pilier de sa démarche conceptuelle, particulièrement à travers sa lecture de Joseph Campbell et ses recherches sur la mythologie comparée. Le Héros aux mille visages et Les Masques de Dieu fournissent à Morris un cadre théorique pour comprendre les invariants de l’expérience humaine. Campbell démontre que, par-delà les différences culturelles, l’humanité partage un fonds commun de mythes et de symboles. Cette universalité des archétypes nourrit directement l’art de Morris, qui refuse de s’enfermer dans une tradition culturelle particulière pour puiser librement dans le patrimoine symbolique de l’humanité.

L’influence de Carl Jung, autre lecture fondatrice, se manifeste dans sa conception de l’inconscient collectif. Pour Jung, certaines images et certains symboles possèdent une résonance universelle parce qu’ils puisent dans les strates les plus profondes de la psyché humaine. Les cornes, les os, les masques, les urnes funéraires qui peuplent l’univers de Morris fonctionnent comme autant d’archétypes jungiens qui parlent directement à notre inconscient primitif. Ses Jarres Canopes (Canopic Jars), inspirées des pratiques funéraires égyptiennes mais transposées dans un contexte contemporain, illustrent parfaitement cette appropriation créative des symboles universels.

La littérature influence également Morris dans sa conception du temps et de la mémoire. À l’instar des auteurs qui explorent les strates temporelles dans leurs oeuvres, Morris conçoit ses sculptures comme des témoignages visuels dans lesquels se superposent différentes époques. Ses Urnes Cinéraires (Cinerary Urns), créées à partir de 2002 suite à la disparition de sa mère puis aux attentats du 11 septembre, témoignent de cette volonté d’inscrire l’expérience contemporaine dans la continuité des rituels ancestraux. Ces oeuvres, d’une simplicité formelle confondante, portent en elles toute la charge émotionnelle de la littérature moderne face à la finitude et au deuil.

L’approche littéraire de Morris se manifeste également dans sa conception narrative de la sculpture. Contrairement aux oeuvres autonomes qui se suffisent à elles-mêmes, les siennes fonctionnent souvent par association et suggestion. Ses installations procèdent d’une logique cumulative qui évoque les techniques narratives : répétition, variation, crescendo. L’installation Mazorca (2003), avec ses centaines d’éléments suspendus qui évoquent autant les offrandes préhispaniques que les filets de pêche polynésiens, fonctionne comme un poème épique en trois dimensions où chaque élément contribue à un effet d’ensemble.

Cette double formation architecturale et littéraire confère à l’oeuvre de Morris sa dimension philosophique. Ses sculptures ne se contentent pas d’être belles ou techniquement accomplies : elles posent des questions essentielles sur notre rapport au temps, à la mort, à la transcendance. En puisant dans l’architecture et la littérature, Morris dépasse le cadre traditionnel des arts appliqués pour rejoindre les préoccupations des grands créateurs contemporains qui interrogent la condition humaine à travers leur médium spécifique.

L’aspect le plus saisissant de l’art de Morris réside dans sa capacité à faire mentir la matière. Ses sculptures de verre se font passer pour tout sauf pour du verre, défiant nos habitudes perceptives et questionnant la nature même de la représentation artistique. Cette transmutation n’est pas une simple prouesse technique mais relève d’une véritable philosophie de la création.

Le processus débute par le rejet des qualités traditionnellement associées au verre : transparence, éclat, luminosité. Morris privilégie l’opacité, la matité, les couleurs sourdes qui évoquent la terre et les matières organiques. Cette approche contre-intuitive lui permet d’explorer les potentialités sculpturales du médium sans être prisonnier de ses caractéristiques conventionnelles. Ses Rhytons, ces vases zoomorphes inspirés de l’art perse antique, illustrent parfaitement cette démarche : ils possèdent la présence tactile de la céramique tout en conservant cette luminosité intérieure spécifique au verre qui leur confère une aura mystérieuse.

La série des Artefacts (Artifacts), développée à partir des années 1990, pousse cette logique à son paroxysme. Ces accumulations d’objets évoquent les réserves d’un musée d’ethnologie ou les découvertes d’une fouille archéologique. Chaque élément semble avoir été patiné par le temps, usé par des manipulations ancestrales. L’illusion est si parfaite qu’il faut s’approcher et parfois toucher pour découvrir la véritable nature du matériau. Cette ambiguïté volontaire interroge notre rapport à l’authenticité et à la vérité en art. Morris nous rappelle que l’art n’est pas reproduction mais création d’une réalité parallèle qui possède ses propres lois. Comme il l’affirme lui-même : “Je ne m’intéresse pas à reproduire quoi que ce soit, c’est plutôt l’impression des choses, des textures, des couleurs, quelque chose qui a survécu pendant des siècles dans des endroits sévères et reculés” [1].

La virtuosité technique au service de cette vision atteint des sommets avec la série Homme Paré (Man Adorned) de 2001. Ces sculptures anthropomorphes, d’un réalisme saisissant, démontrent la maîtrise absolue de Morris et de son équipe. Chaque visage révèle une personnalité, une origine ethnique, une histoire individuelle. La précision anatomique rivalise avec celle de la statuaire classique, mais l’esprit qui anime ces oeuvres appartient résolument à l’art contemporain. Morris y explore les codes de l’ornement à travers les cultures, questionnant les rapports entre identité individuelle et appartenance collective.

Cette recherche de l’authenticité primitive dans un médium résolument moderne révèle la profondeur conceptuelle de l’entreprise de Morris. “Le processus de soufflage du verre est très humble, et j’ai toujours été reconnaissant de tout ce que je peux me permettre de faire. Le soufflage du verre est ce qui se rapproche le plus de l’alchimie que je connaisse” [2], confie-t-il. Il ne s’agit pas de nostalgie passéiste mais d’une tentative de retrouver, dans notre époque de virtualisation croissante, la vérité des gestes et des matières. Ses sculptures fonctionnent comme des anti-écrans : elles exigent la présence physique, sollicitent tous les sens, réveillent en nous des mémoires enfouies.

William Morris a transformé le verre contemporain en révélant ses potentialités sculpturales les plus inattendues. Son influence dépasse largement le cercle des verriers pour toucher l’ensemble de la sculpture contemporaine. En montrant qu’un médium associé traditionnellement aux arts décoratifs pouvait porter les questions les plus profondes de l’art conceptuel, il a ouvert une voie nouvelle qui inspire encore aujourd’hui de nombreux créateurs.

Sa décision de cesser toute production à l’âge de cinquante ans, au sommet de sa reconnaissance internationale, constitue en soi un geste artistique. “J’ai toujours dit que si je pouvais faire tout ce que je voulais, qu’est-ce que ce serait ? Et ce n’était pas arrêter le verre parce que je ne l’aimais pas ou que je n’étais pas fasciné par lui. C’est juste quelque chose que j’avais fait si intensément pendant si longtemps” [3], explique-t-il. Refusant la logique de la surproduction qui guette tout artiste à succès, Morris a préféré préserver l’intégrité de son oeuvre. Cette éthique de la rareté, cette philosophie de la mesure s’inscrivent dans la continuité de sa démarche : privilégier l’essentiel sur l’accessoire, la qualité sur la quantité.

L’oeuvre de William Morris nous rappelle que l’art véritable ne réside pas dans la maîtrise d’une technique, si parfaite soit-elle, mais dans la capacité à transformer cette technique en langage personnel. En métamorphosant le verre en mémoire collective, en transformant la virtuosité en poésie, Morris a créé un univers plastique unique qui continue de nous émouvoir et de nous questionner. Dans une époque obsédée par la nouveauté et l’innovation technologique, ses sculptures nous ramènent aux sources de l’expérience humaine, à ces gestes premiers qui fondent notre humanité.

Son silence actuel n’est pas un renoncement mais un accomplissement. “Un objet raconte une histoire, qu’il soit trouvé ou façonné. Il raconte l’histoire de son origine, de son processus, et nous éclaire sur quelque chose d’extérieur à nous-mêmes” [4], résume Morris. Comme ces artisans anonymes des civilisations anciennes qu’il admire tant, Morris a légué à l’humanité des objets qui transcendent leur époque pour atteindre l’universel. Ces artefacts contemporains continueront longtemps encore de nous parler de nous-mêmes, de nos peurs et de nos espoirs les plus profonds.


  1. William Morris, cité dans “Petroglyphs in Glass”, Wheaton Museum of American Glass, septembre 2020
  2. William Morris, entretien dans “Oral history interview with William Morris”, Archives of American Art, Smithsonian Institution, juillet 2009
  3. William Morris, cité dans “The Art of William Morris”, Glass Art Magazine, vol. 4, 2001
  4. William Morris, déclaration artistique dans “William Morris : Early Rituals”, Museum of Northern Arizona, juin 2024
Was this helpful?
0/400

Référence(s)

William MORRIS (1957)
Prénom : William
Nom de famille : MORRIS
Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • États-Unis

Âge : 68 ans (2025)

Suivez-moi