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Yang Ermin : Le virtuose du lavis polychrome

Publié le : 17 Mars 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 11 minutes

Yang Ermin est ce peintre qui déstabilise par sa capacité à faire cohabiter les contrastes entre tradition millénaire et modernité fulgurante. Devenu chef de file de la peinture au lavis polychrome, il transforme une technique ancestrale en un langage pictural parfaitement contemporain.

Écoutez-moi bien, bande de snobs, ce Yang Ermin n’est pas un petit joueur dans le paysage artistique contemporain. Il est ce genre d’artiste qui vous déstabilise par sa capacité à faire cohabiter les contrastes : tradition millénaire et modernité fulgurante, Orient éternel et Occident frénétique, paysages immuables et natures mortes vibrantes. Né en 1966 à Quyang, dans la province chinoise du Hebei, ce peintre est devenu le chef de file incontesté de la peinture au lavis polychrome, transformant une technique ancestrale en un langage pictural parfaitement contemporain.

Je pourrais vous parler pendant des heures de sa technique prodigieuse, de son habileté à marier l’encre et la couleur sur le papier xuan, de sa manière unique d’appliquer des couches successives jusqu’à ce que le lavis se fragmente et apparaisse comme usé dans ses oeuvres les plus récentes. Mais ce serait passer à côté de l’essentiel. Car ce qui fait la grandeur de Yang Ermin, c’est sa capacité à dialoguer avec l’histoire de l’art tout en restant ancré dans son époque.

La force de Yang Ermin tient dans sa relation philosophique avec la couleur, qui s’inscrit dans une réflexion profonde sur la temporalité de l’art. Ici, je dois invoquer Henri Bergson, dont la conception du temps comme durée pure éclaire merveilleusement l’oeuvre de notre artiste chinois. Pour Bergson, le temps réel n’est pas ce temps spatialisé, divisé en instants successifs comme les points d’une ligne, mais une continuité indivisible, un flux perpétuel où passé et présent s’interpénètrent constamment. N’est-ce pas exactement ce que réalise Yang Ermin dans sa peinture ? En réintroduisant la couleur dans le lavis traditionnel chinois, il ne fait pas que moderniser une technique millénaire, il crée un espace, temps pictural où le présent le plus vif se mêle indissociablement au passé le plus lointain.

Prenons ses paysages. Ce ne sont pas de simples représentations de montagnes et de rivières comme les peintres chinois en produisent depuis des siècles. Ce sont des espaces mentaux où le temps se dilate et se contracte. “Le temps est invention ou il n’est rien du tout”, écrivait Bergson dans L’Évolution créatrice [1]. Yang Ermin semble avoir fait sienne cette maxime : chacune de ses oeuvres est une invention temporelle. Ses couleurs vives ne cherchent pas à reproduire fidèlement la nature, mais à capturer cette “durée pure” bergsonienne, ce mouvement perpétuel de la vie qui échappe à toute mesure mécanique.

Regardez attentivement ses compositions où les formes semblent simultanément se faire et se défaire, où le lavis fragmenté évoque ce flux continu de la conscience dont parlait le philosophe français. “Notre passé nous suit, s’enrichissant sans cesse du présent qu’il ramasse sur sa route”, écrivait encore Bergson [2]. Les oeuvres de Yang Ermin incarnent visuellement cette conception du temps : elles accumulent les traces d’un geste pictural ancestral tout en absorbant la vivacité chromatique de notre époque.

Et c’est là qu’intervient le deuxième concept qui me semble fondamental pour comprendre Yang Ermin : la notion d’équilibre entre représentation et abstraction que l’on retrouve dans la pensée esthétique d’Étienne Souriau. Ce philosophe français du XXe siècle, dans son ouvrage Les différents modes d’existence [3], développe l’idée que l’art instaure des êtres singuliers, dotés d’une existence propre, ni totalement abstraits ni simplement mimétiques.

Quand on observe les natures mortes de Yang Ermin, on est frappé par cette tension constante entre le reconnaissable et l’insaisissable. Ses compositions florales, ses arrangements de fruits et d’objets quotidiens oscillent perpétuellement entre figuration et abstraction. Souriau parlerait ici d’une “existence surexistante” de l’oeuvre d’art, qui dépasse sa simple matérialité pour atteindre un mode d’être supérieur. “L’art est le grand intensificateur de l’existence”, affirmait-il [4]. Et n’est-ce pas exactement ce que fait Yang Ermin avec ses lavis colorés ? Il intensifie l’existence même des objets qu’il représente, leur confère une présence qui transcende leur banalité quotidienne.

Cette intensification passe chez lui par une subtile déréalisation du sujet représenté. Ses fleurs, ses vases, ses paysages sont reconnaissables, certes, mais ils sont transfigurés par un traitement pictural qui les arrache à leur existence ordinaire. Comme l’écrivait Souriau, “l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible” [5], formule que l’on attribue généralement à Paul Klee, mais qui illustre parfaitement la démarche de Yang Ermin. Ses compositions ne reproduisent pas servilement le réel ; elles rendent visible une autre dimension de ce réel, plus intense, plus vibrante, plus essentielle.

Mais je vous entends déjà, avec votre cynisme habituel : “Encore un artiste chinois qui recycle les vieilles recettes en y ajoutant un zeste de modernité pour séduire les collectionneurs occidentaux !” Détrompez-vous. Yang Ermin n’est pas dans la posture, il est dans l’authentique recherche d’un langage pictural personnel qui puisse transcender les frontières culturelles sans renier ses racines.

Sa formation est d’ailleurs révélatrice de cette ambition : après des études à l’Académie des arts de Nankin, il a poursuivi son parcours au Japon, où il a obtenu un doctorat en esthétique et littérature. Ce double ancrage culturel lui a permis de développer une vision singulière, à la fois profondément nourrie par la tradition chinoise et ouverte aux influences occidentales. Il connaît Monet, Cézanne, Van Gogh sur le bout des doigts, mais ne les imite jamais servilement. Il dialogue avec eux comme il dialogue avec les maîtres de la peinture chinoise traditionnelle.

C’est cette capacité de dialogue qui fait de lui un artiste véritablement contemporain. Dans un monde de l’art souvent polarisé entre un attachement nostalgique aux traditions et une course effrénée à la nouveauté, Yang Ermin trace une voie médiane, fertile, inventive. Sa peinture est ce lieu rare où le temps ne s’écoule pas de manière linéaire, mais se déploie en nappes superposées, où passé et présent coexistent sans se neutraliser.

Revenons à la philosophie bergsonienne pour mieux saisir ce phénomène. Pour Bergson, la mémoire n’est pas un simple réservoir de souvenirs dans lequel nous puiserions occasionnellement ; elle est constitutive de notre expérience présente, elle colore constamment notre perception actuelle. De même, l’art de Yang Ermin ne cite pas le passé : il le fait vivre dans le présent de la création. Le lavis traditionnel n’est pas pour lui une technique à préserver comme une relique, mais un langage vivant à enrichir, à transformer.

“Le passé et le présent ne sont pas deux moments successifs, mais deux éléments qui coexistent : le présent est l’élément actif et le passé, l’élément qui agit”, écrivait Bergson [6]. Cette coexistence active du passé et du présent est au coeur de l’oeuvre de Yang Ermin. Quand il introduit des couleurs éclatantes dans ses lavis, il ne rompt pas avec la tradition : il la fait respirer autrement, il lui donne un nouveau souffle, une nouvelle vie.

Cette vitalité est particulièrement perceptible dans ses paysages. Contrairement aux représentations traditionnelles chinoises où les montagnes apparaissent souvent dans une brume éthérée, baignées de tons sombres et monochromes, celles de Yang Ermin vibrent de couleurs intenses. Mais ces couleurs ne sont pas plaquées artificiellement sur les formes ; elles émergent organiquement du lavis, comme si elles avaient toujours été là, en puissance, attendant d’être révélées par la main de l’artiste.

C’est ici que la pensée de Souriau nous aide à nouveau à comprendre la démarche de Yang Ermin. Pour le philosophe français, l’artiste est moins un créateur ex nihilo qu’un “instaurateur” qui fait advenir des formes déjà présentes virtuellement dans la matière. “L’artiste dialogue avec sa matière, et celle-ci lui répond”, écrivait-il [7]. Yang Ermin dialogue avec l’encre, le papier xuan, les pigments colorés, et de ce dialogue naissent des oeuvres qui semblent avoir toujours existé, tant elles paraissent nécessaires et évidentes une fois réalisées.

Cette évidence ne doit pas cependant nous faire oublier la complexité technique de son travail. Yang Ermin est un virtuose qui maîtrise parfaitement les outils traditionnels de la peinture chinoise, le pinceau, l’encre, le papier, tout en les poussant vers des territoires inexplorés. Sa technique d’application du lavis en couches successives, qui finissent par se fragmenter et apparaître comme usées, traduit visuellement cette conception bergsonienne du temps comme accumulation continue d’expériences.

Mais la technique n’est jamais une fin en soi pour Yang Ermin. Elle est au service d’une quête d’harmonie, d’un équilibre subtil entre formes et couleurs qui caractérise l’ensemble de son oeuvre. Comme il le dit lui-même : “Je recherche l’équilibre entre formes et couleurs pour parvenir à l’harmonie dans mes compositions.” Cette recherche d’harmonie n’est pas seulement formelle ; elle a une dimension existentielle profonde, qui rejoint à nouveau la pensée de Bergson sur la conscience comme flux continu et harmonieux.

Pour le philosophe français, la conscience authentique n’est pas fragmentée en perceptions, sentiments ou idées séparés, mais constitue une mélodie continue où chaque note se fond dans la suivante. De même, les compositions de Yang Ermin ne juxtaposent pas simplement des formes et des couleurs : elles les font se fondre les unes dans les autres dans un mouvement fluide qui évoque cette continuité mélodique dont parlait Bergson.

Il y a quelque chose de profondément musical dans la peinture de Yang Ermin, une qualité rythmique qui transcende la simple visualité. Ses oeuvres ne se donnent pas d’un seul coup à la vue ; elles se déploient dans la durée, invitent à une contemplation prolongée qui fait écho à la conception bergsonienne du temps comme expérience vécue plutôt que comme succession d’instants.

Cette dimension temporelle est renforcée par l’aspect fragmenté, presque usé, de ses lavis récents. Les couleurs semblent avoir été érodées par le temps, révélant des strates sous-jacentes, comme si l’oeuvre contenait en elle-même sa propre histoire. Ici encore, la pensée de Bergson nous éclaire : “La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant” [8]. Les oeuvres de Yang Ermin incarnent littéralement ce “rongement” du temps, cette érosion continue qui, paradoxalement, enrichit plutôt qu’elle n’appauvrit.

Parallèlement, la théorie de Souriau sur les “différents modes d’existence” nous offre une clé supplémentaire pour comprendre la pluralité ontologique des oeuvres de Yang Ermin. Pour le philosophe français, les objets artistiques possèdent une existence plurielle : ils existent physiquement comme objets matériels, mais aussi esthétiquement comme porteurs de valeurs sensibles, symboliquement comme vecteurs de significations culturelles, et réiquement comme entités dotées d’une puissance propre.

Les peintures de Yang Ermin manifestent pleinement cette pluralité existentielle. Elles sont à la fois des objets physiques (encre et pigments sur papier xuan), des compositions esthétiques (jeux de couleurs et de formes), des héritières d’une tradition millénaire (le lavis chinois) et des présences autonomes qui semblent rayonner d’une vie propre. Comme l’écrivait Souriau, “l’oeuvre d’art accomplie a une sorte de présence souveraine” [9]. Cette souveraineté est palpable dans les meilleures créations de Yang Ermin, qui s’imposent au regard avec une autorité tranquille.

Ce qui est particulièrement intéressant chez cet artiste, c’est sa capacité à naviguer entre différentes traditions picturales sans jamais tomber dans l’éclectisme superficiel. Il ne juxtapose pas des éléments chinois et occidentaux ; il les intègre organiquement dans un langage cohérent. Cette intégration rappelle la conception bergsonienne de l’évolution créatrice, où chaque nouvel état conserve en lui quelque chose des états précédents tout en les transformant.

La peinture de Yang Ermin est véritablement évolutive en ce sens bergsonien : elle conserve l’essence de la tradition chinoise du lavis tout en l’enrichissant d’apports nouveaux, notamment la couleur, qui la transforment profondément sans la dénaturer. C’est une peinture qui honore ses racines tout en se projetant résolument dans l’avenir.

On pourrait voir dans cette démarche une forme de conservatisme, une volonté de préserver à tout prix une tradition menacée. Mais ce serait méconnaître la radicalité de son projet artistique. Yang Ermin ne conserve pas la tradition du lavis comme on conserve un spécimen dans du formol ; il la fait vivre, respirer, évoluer. Il incarne ce que Bergson appelait “l’élan vital”, cette poussée créatrice qui traverse toute l’évolution de la vie et qui s’exprime avec une intensité particulière dans l’art.

Yang Ermin est bien plus qu’un habile syncrétiste mêlant traditions orientales et occidentales. C’est un artiste qui pense profondément la temporalité de son art, qui inscrit chacune de ses oeuvres dans un dialogue fécond entre passé et présent, entre mémoire et création. Sa peinture est une méditation visuelle sur la durée bergsonienne, sur cette continuité indivisible du temps vécu qui transcende la simple succession chronologique.

En même temps, ses oeuvres instaurent des présences sensibles qui dépassent leur simple matérialité, incarnant cette “surexistence” dont parlait Souriau, cette intensification de l’être qui est le propre de l’art véritable. Entre la fluidité temporelle de Bergson et la pluralité ontologique de Souriau, Yang Ermin trace un chemin singulier dans l’art contemporain, un chemin qui n’appartient qu’à lui mais qui nous invite tous à le suivre.

Alors, la prochaine fois que vous croiserez une oeuvre de Yang Ermin dans une galerie ou un musée, arrêtez-vous. Prenez votre temps. Laissez-vous imprégner par ses couleurs vibrantes, par ses compositions à la fois structurées et fluides. Et peut-être alors sentirez-vous ce que Bergson appelait “la durée pure” et Souriau “la présence instaurée”, cette qualité ineffable qui fait des grandes oeuvres d’art non pas de simples objets à contempler, mais des expériences à vivre pleinement.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit avec Yang Ermin : non pas d’admirer à distance une technique virtuose ou un savant mélange d’influences, mais d’entrer dans un espace-temps pictural où notre propre conscience peut s’épanouir, se dilater, se fondre dans ce flux continu de formes et de couleurs qui est la signature de ce grand artiste chinois contemporain.


  1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1907.
  2. Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1896.
  3. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 1943.
  4. Étienne Souriau, La correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1969.
  5. Étienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990.
  6. Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 1919.
  7. Étienne Souriau, L’avenir de l’esthétique, Paris, Alcan, 1929.
  8. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1907.
  9. Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 1943.
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Référence(s)

YANG Ermin (1966)
Prénom : Ermin
Nom de famille : YANG
Autre(s) nom(s) :

  • 杨佴旻 (Chinois simplifié)
  • 杨佴旻 (Chinois traditionnel)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 59 ans (2025)

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