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Mardi 18 Novembre

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Yang Shuanming et l’épopée du trait

Publié le : 29 Juillet 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 9 minutes

Yang Shuanming transforme la calligraphie chinoise traditionnelle en performance artistique monumentale. Maître des “caractères creux d’un trait” et des “caractères combinés”, cet artiste du Shanxi détient deux records Guinness. Il écrit pendant quinze heures continues, créant des oeuvres de plusieurs centaines de mètres carrés qui réinventent l’art millénaire de l’écriture chinoise.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : il existe en ce monde des artistes qui défient les conventions avec une audace qui confine au sublime, et Yang Shuanming est de ceux-là. Cet homme originaire du comté de Lan, dans la province du Shanxi, a réussi l’exploit de transformer la calligraphie traditionnelle chinoise en performance olympique de l’endurance créatrice. Détenteur de deux records du monde Guinness, le plus grand livre en accordéon avec ses 814,26 mètres carrés [1] et la plus grande exposition de cadres avec 15.289 pièces [2], Yang Shuanming incarne cette rare espèce d’artistes qui osent repenser les limites de leur art tout en respectant sa quintessence millénaire.

La pratique de Yang Shuanming, centrée sur les “caractères creux d’un trait” et ses “caractères combinés”, mérite qu’on s’y attarde avec le sérieux que l’on accorde aux révélations artistiques majeures. Car derrière l’apparente simplicité de cette technique se cache une révolution silencieuse qui interroge notre rapport au temps, à l’espace et à la permanence de l’écriture.

L’architecture de l’instant : Quand l’écriture devient édifice

L’oeuvre de Yang Shuanming dialogue de manière saisissante avec les principes fondamentaux de l’architecture contemporaine, particulièrement dans sa conception de l’espace et sa gestion du temps comme matériau créatif. Lorsqu’il entreprend l’écriture de ses caractères creux sur 814 mètres carrés de papier de riz en quinze heures et vingt minutes continues, Yang Shuanming ne fait pas que de la calligraphie : il construit un édifice temporel dont chaque trait constitue une poutre maîtresse dans l’architecture globale de l’oeuvre.

Cette approche architecturale de la calligraphie trouve ses racines dans la tradition des caractères à double crochet de la dynastie Tang, technique que Yang Shuanming a su revitaliser en lui conférant une dimension spatiale inédite. Tout comme l’architecte Louis Kahn conceptualisait ses bâtiments comme des “ruines inspirées” où chaque élément participe d’un ensemble signifiant, Yang Shuanming conçoit ses calligraphies monumentales comme des structures habitables par le regard et l’esprit.

La dimension architecturale de son travail se révèle particulièrement dans sa gestion de l’espace négatif. Les caractères creux créent des espaces intérieurs qui fonctionnent comme autant de cours d’honneur dans un palais calligraphique. Cette technique, qui exige que chaque trait soit relié au suivant dans une continuité absolue, impose une planification préalable comparable à celle d’un architecte dessinant les plans d’une cathédrale. Yang Shuanming doit anticiper chaque mouvement, prévoir chaque connexion, imaginer l’ensemble avant même de poser le pinceau sur le papier.

L’artiste transforme ainsi l’acte d’écriture en processus de construction monumentale. Ses oeuvres ne sont plus de simples textes calligraphiés mais des architectures scripturales où l’on peut se perdre comme dans un labyrinthe de Borges. Cette approche révolutionne notre compréhension de la calligraphie chinoise traditionnelle en y introduisant une dimension urbanistique : ses “caractères combinés” créent des quartiers textuels, ses liaisons continues dessinent des boulevards d’encre, et l’ensemble forme une métropole de signes dont Yang Shuanming serait l’urbaniste visionnaire.

La performance physique que représente l’écriture continue pendant plus de quinze heures évoque également les grands chantiers architecturaux médiévaux, où la prouesse technique se mettait au service d’une vision spirituelle. Yang Shuanming endosse ainsi simultanément les rôles d’architecte, de maître d’oeuvre et d’ouvrier, incarnant dans sa personne toute la chaîne de création architecturale.

Cette dimension architecturale dépasse la simple métaphore : elle structure profondément la démarche artistique de Yang Shuanming. Ses oeuvres exigent un déplacement physique du spectateur, une déambulation le long de ces kilomètres de papier qui transforme la lecture en parcours architectural. L’artiste crée ainsi des “promenades calligraphiques” où l’expérience esthétique se déploie dans la durée et l’espace, à l’image de ces jardins chinois traditionnels conçus pour révéler leurs beautés au fur et à mesure de la progression du visiteur.

L’épopée moderne : Yang Shuanming et la tradition homérique

Si l’on devait situer Yang Shuanming dans l’histoire de la narration, c’est indéniablement aux côtés des grands aèdes que sa place se dessinerait. Car ses performances calligraphiques relèvent moins de l’art décoratif que de l’épopée moderne, cette forme narrative qui transforme l’exploit individuel en récit collectif. Lorsque Yang Shuanming entreprend ses marathons calligraphiques, il réactualise la tradition homérique de l’aède qui, par sa performance physique autant que par son art, transmettait la mémoire collective.

L’analogie avec Homère n’est pas fortuite. Comme l’Iliade et l’Odyssée, les oeuvres monumentales de Yang Shuanming nécessitent un temps de réception qui dépasse largement celui de la consommation culturelle contemporaine. Ses 4.314 caractères écrits d’un trait constituent une véritable odyssée textuelle, un voyage initiatique où le lecteur-spectateur doit accepter de perdre ses repères temporels habituels pour entrer dans le temps épique de l’oeuvre.

La dimension épique du travail de Yang Shuanming se manifeste d’abord dans la nature héroïque de l’entreprise elle-même. Écrire pendant plus de quinze heures sans interruption, maintenir la liaison entre des milliers de caractères, résister à la fatigue physique et mentale : autant d’épreuves qui évoquent les travaux d’Hercule revisités par l’art contemporain. Yang Shuanming devient ainsi le héros de sa propre épopée, celle de l’artiste aux prises avec les limites de l’humain.

Mais l’épopée de Yang Shuanming dépasse la simple prouesse individuelle pour s’inscrire dans une démarche de transmission culturelle qui fait écho aux fonctions originelles de la poésie épique. Ses oeuvres, qui incluent des classiques de la littérature chinoise comme les “Poèmes de Mao Zedong” ou la “Préface au Pavillon des Orchidées”, transforment l’acte calligraphique en acte de mémoire collective. Yang Shuanming endosse ainsi le rôle de l’aède moderne, gardien et transmetteur d’un patrimoine textuel qu’il réinscrit dans le présent par la force de sa performance.

La structure même de ses oeuvres épouse les codes narratifs de l’épopée. Ses “caractères combinés” créent des effets de polyphonie textuelle comparables aux catalogues homériques, ces longues énumérations qui ponctuent l’Iliade et donnent à l’oeuvre sa respiration épique. Les noms des cent entreprises du Shanxi qu’il calligraphie, les titres des sites touristiques chinois qu’il rassemble dans une même oeuvre : autant de catalogues contemporains qui transforment la réalité économique et géographique en matière épique.

L’oralité, dimension essentielle de l’épopée homérique, trouve également sa place dans l’art de Yang Shuanming. Ses performances publiques, retransmises en direct et accompagnées de commentaires, réintroduisent la dimension spectaculaire et collective de la création artistique. L’artiste redevient performer, et son public, assemblée témoin d’un exploit qui le dépasse. Cette théâtralisation de l’acte créatif rapproche Yang Shuanming des bardes traditionnels pour qui la performance était indissociable de l’oeuvre elle-même.

L’épopée de Yang Shuanming se distingue également par sa capacité à transformer l’intime en universel, caractéristique fondamentale du genre épique. Ses quinze heures d’écriture continue deviennent le symbole d’une résistance culturelle, d’une fidélité aux traditions face à l’accélération du monde contemporain. En choisissant la lenteur et la contemplation dans un monde dominé par l’instantané, Yang Shuanming propose une épopée de la durée qui interroge notre rapport au temps et à la création.

L’artisan de l’impossible

Ce qui frappe chez Yang Shuanming, c’est cette capacité à transformer l’artisanat traditionnel en aventure conceptuelle moderne. Ses “caractères combinés” ne sont pas de simples jeux calligraphiques mais des propositions plastiques qui questionnent la nature même de l’écriture chinoise. En créant des logogrammes composites qui intègrent plusieurs mots en une seule entité graphique, il explore les possibilités combinatoires de sa langue avec la rigueur d’un mathématicien et l’audace d’un poète.

La technique du “trait unique” qu’il maîtrise évoque ces défis impossibles que se lançaient les artistes de la Renaissance : peindre sans reprendre son pinceau, sculpter dans un seul bloc de marbre, construire sans échafaudage. Yang Shuanming s’inscrit dans cette tradition de l’exploit artistique qui fait de la contrainte un moteur de créativité. Mais contrairement aux vanités baroques, ses performances servent un propos esthétique cohérent : démontrer que la beauté naît souvent de la difficulté vaincue.

Ses exhibitions publiques, comme celle du 15 décembre 2022 près des chutes de Hukou, transforment la calligraphie en art total. Le paysage grandiose des chutes d’eau, la retransmission télévisée, la présence de personnalités officielles : tout concourt à faire de l’acte calligraphique un événement culturel majeur. Yang Shuanming réussit ce tour de force de rendre la tradition accessible au grand public sans la dénaturer.

L’artiste incarne également cette figure du créateur-entrepreneur si caractéristique de l’art contemporain chinois. Vice-président de l’Association de promotion de la culture chinoise [3], il jongle entre les rôles d’artiste, d’ambassadeur culturel et d’innovateur pédagogique. Ses oeuvres deviennent des outils diplomatiques, ses techniques des méthodes d’apprentissage, son art un instrument de rayonnement culturel.

La poétique du dépassement

Yang Shuanming nous propose une poétique du dépassement qui résonne particulièrement dans notre époque de limites repoussées. Quand il affirme que ses techniques “cultivent la pensée tridimensionnelle et renforcent la mémoire” [4], il ne fait pas que vanter les mérites pédagogiques de sa méthode : il théorise une esthétique de l’effort qui fait de l’art un exercice spirituel autant qu’un plaisir esthétique.

Ses records du monde ne sont pas de simples exploits quantitatifs mais des seuils symboliques franchis au service d’une vision artistique. En consacrant plus de seize heures à l’écriture d’une oeuvre, Yang Shuanming impose un tempo contemplatif qui force le spectateur à reconsidérer son rapport au temps créatif. Dans un monde où l’art numérique permet la création instantanée, il choisit délibérément la lenteur comme forme de résistance esthétique.

Cette poétique du dépassement s’inscrit dans la tradition chinoise du lettré-artiste qui fait de la maîtrise technique un chemin vers l’élévation spirituelle. Mais Yang Shuanming actualise cette tradition en lui donnant une dimension spectaculaire qui parle à nos contemporains habitués aux performances sportives et aux records médiatisés. Il démocratise ainsi l’art lettré chinois sans le galvauder.

L’innovation de Yang Shuanming réside dans sa capacité à maintenir vivante une tradition millénaire en l’adaptant aux codes de communication contemporains. Ses oeuvres circulent sur les réseaux sociaux, ses performances sont retransmises en direct, ses records sont homologués par des instances internationales : autant de stratégies qui assurent à l’art calligraphique chinois une visibilité mondiale sans compromettre son authenticité.

L’héritage du présent

Yang Shuanming pose finalement une question essentielle : comment transmettre un héritage artistique sans le fossiliser ? Sa réponse tient dans cette alchimie subtile entre innovation formelle et respect des fondements traditionnels. En créant des techniques inédites comme ses “caractères combinés” tout en maîtrisant parfaitement les écritures classiques, il démontre que la tradition n’est vivante que si elle continue à évoluer.

Ses donations d’oeuvres aux musées sportifs chinois révèlent une compréhension fine des enjeux culturels contemporains. En associant art et sport, culture et performance, il crée des ponts entre des univers généralement cloisonnés. Cette approche transversale fait de lui un passeur entre les générations, capable de faire découvrir la calligraphie traditionnelle à des publics qui ne s’y seraient jamais intéressés.

L’artiste du Shanxi nous rappelle que l’art authentique naît souvent de la rencontre entre une maîtrise technique exemplaire et une vision personnelle assumée. Yang Shuanming possède cette rare qualité des grands créateurs : la capacité à transformer l’héritage en invention, la tradition en modernité, l’effort en beauté. Dans un paysage artistique contemporain souvent dominé par l’éphémère et le spectaculaire, il propose une esthétique de la durée et de la profondeur qui force l’admiration.

Yang Shuanming n’est pas qu’un virtuose de la calligraphie : c’est un penseur de l’art qui, à travers ses performances monumentales, questionne nos certitudes sur la création, la tradition et la modernité. Son oeuvre témoigne de cette vérité simple mais révolutionnaire : l’art le plus ancré dans la tradition peut être le plus novateur, à condition d’être porté par une vision authentique et une exigence sans compromis.


  1. Guinness World Records, “Largest concertina book”, record établi le 23 juin 2019 à Taiyuan, Shanxi, Chine, 814,26 m²
  2. Guinness World Records, “Largest display of picture frames”, record établi le 15 décembre 2022 à Hukou Waterfall Scenic Spot, Linfen, Shanxi, Chine, 15.289 cadres
  3. “Yang Shuanming of Shanxi was elected vice-chairman of the Chinese Culture Promotion Association”, Yidian.com, 21 octobre 2024
  4. “Yang Shuanming’s calligraphy works appeared on the international stage”, Sohu.com, 15 mai 2025
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Référence(s)

YANG Shuanming (1962)
Prénom : Shuanming
Nom de famille : YANG
Autre(s) nom(s) :

  • 杨拴明 (Chinois simplifié)

Genre : Homme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 63 ans (2025)

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