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Mardi 18 Novembre

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Zhang Nan et l’absurde de la condition humaine

Publié le : 18 Novembre 2025

Par : Hervé Lancelin

Catégorie : Critique d’art

Temps de lecture : 8 minutes

Zhang Nan crée des peintures à l’huile où les figures humaines déformées explorent la violence et l’absurde. Inspirée par le roman classique chinois Au bord de l’eau et les triptyques de Max Beckmann, cette artiste chinoise installée depuis peu à Berlin construit un langage visuel qui interroge l’intériorité humaine sans compromis documentaire ni facilité narrative.

Écoutez-moi bien, bande de snobs : il se passe quelque chose d’authentique dans l’atelier de Zhang Nan, et cela mérite qu’on y prête attention avec la rigueur critique que l’on doit aux artistes qui refusent les facilités. Cette jeune peintre chinoise, diplômée de l’ENSAD Nancy en juin 2025 et que l’on peut découvrir cette semaine à la Luxembourg Art Week 2025 grâce à l’Institut Français du Luxembourg et à l’Association Victor Hugo, propose avec sa série Brothers une méditation picturale sur la violence et l’absurde qui dépasse largement le cadre d’un simple exercice académique.

Lorsque Zhang Nan affirme avoir relu Au bord de l’eau avant de concevoir cette série, elle ne parle pas d’une inspiration superficielle, mais d’une véritable confrontation avec l’un des textes fondateurs de l’imaginaire chinois. Ce roman classique du quatorzième siècle, attribué à Shi Nai’an, raconte les péripéties de cent huit bandits réunis autour d’un marais pour défier un empire corrompu [1]. Mais Zhang Nan ne cherche pas à illustrer le récit. Elle en extrait ce qu’elle nomme elle-même “une certaine intensité, une violence brute, souvent inconsciente”, rejetant délibérément les marqueurs historiques pour atteindre quelque chose de plus essentiel. Cette décision esthétique n’est pas anodine : elle place son travail dans une généalogie qui privilégie l’expression de la condition humaine sur la reconstitution documentaire.

Ce qui frappe d’emblée dans sa série Brothers, c’est la capacité de l’artiste à maintenir un équilibre précaire entre narration et abstraction. Les toiles de grand format, huiles sur toile de 160 x 120 centimètres, évoquent des scènes de meurtre et de cruauté tirées du roman classique, mais Zhang Nan refuse systématiquement le spectaculaire. “J’ai volontairement évité les images sanglantes, par exemple en changeant la couleur du sang”, explique-t-elle. Cette stratégie de détournement chromatique n’est pas une pudeur mal placée, mais un refus catégorique de la complaisance dans l’horreur. L’artiste ne veut pas que le spectateur soit “distrait par un choc visuel direct”, car ce qui l’intéresse n’est pas la violence en tant que telle, mais ce qu’elle révèle de l’absurdité humaine.

C’est précisément là que sa filiation avec Max Beckmann prend tout son sens. L’artiste allemand, exilé à Amsterdam puis aux États-Unis, a consacré les dernières années de sa vie à peindre des triptyques monumentaux qui mêlaient allégorie personnelle et commentaire sur la condition humaine dans un siècle déchiré par les guerres. Des oeuvres comme Départ (1933-1935), Les Acteurs (1941-1942) ou Le Carnaval (1942-1943) témoignent d’une obsession pour la représentation d’une humanité comprimée dans des espaces claustrophobiques, où la violence coexiste avec une forme de dignité tragique [2]. Beckmann écrivait en 1918 : “J’essaie de capturer le terrible monstre palpitant de la vitalité de la vie et de le confiner, de le soumettre et de l’étrangler avec des lignes cristallines et des plans tranchants comme un rasoir” [3]. Cette tension entre la capture de l’énergie vitale et sa mise en forme rigoureuse résonne profondément avec le projet de Zhang Nan.

Mais attention : il ne s’agit pas d’un simple pastiche. Là où Beckmann déployait ses compositions en triptyques, jouant sur les échos formels et symboliques entre les panneaux latéraux et le panneau central, Zhang Nan choisit délibérément de fragmenter la narration en toiles autonomes qui refusent tout ordre fixe. “Cette série n’a pas d’ordre fixe”, insiste-t-elle, “les numéros dans les titres correspondent uniquement à l’ordre de réalisation”. Cette décision de refuser la hiérarchie narrative place le spectateur dans une position inconfortable : face à ces scènes de violence sans contexte précis, sans repères historiques identifiables, nous sommes contraints de chercher le sens ailleurs que dans l’enchaînement chronologique des événements.

Les figures peintes par Zhang Nan sont des corps en crise, des anatomies déformées qui portent la trace d’une éducation académique rigoureuse, elle a suivi sa formation initiale à l’Académie des Beaux-Arts de Xi’an, mais qui ont été soumises à un processus de déconstruction radical. “Il m’est même arrivé de penser à abandonner les études en art”, confie-t-elle. Cette période de doute a produit une rupture féconde : plutôt que de reproduire l’anatomie réelle, Zhang Nan reconstruit “une autre forme de structure par la peinture, une structure qui ne se fonde pas sur l’apparence extérieure, mais sur l’intériorité”. Les corps qu’elle peint ne sont donc pas des erreurs ou des approximations, mais des constructions intentionnelles qui cherchent à rendre visible ce qui d’ordinaire demeure caché.

La référence à Francis Bacon, qu’elle évoque elle-même dans sa déclaration d’artiste, n’est pas fortuite. Comme le peintre irlandais, Zhang Nan cherche à “saisir une nouvelle forme de réalité dans une époque marquée par la domination de l’image photographique”. Mais là encore, il faut se garder des assimilations trop rapides. Si Bacon s’intéressait à la déformation comme moyen de révéler la vérité de la chair, Zhang Nan travaille la déformation comme un outil de dépersonnalisation. En effaçant “volontairement certains marqueurs tels que l’âge, l’origine ou même parfois le genre”, elle crée des figures qui aspirent à une forme d’universalité. Paradoxalement, c’est en les dépouillant de leurs attributs individuels qu’elle les rend capables “d’entrer en résonance avec une diversité de regards et d’histoires personnelles”.

Cette ambition d’universalité pourrait sembler naïve ou prétentieuse si elle n’était portée par une conscience aiguë de ses propres limites et contradictions. Zhang Nan ne prétend pas avoir trouvé une formule définitive ; elle explore, tâtonne, construit son langage visuel au fil des toiles. La série Brothers reste d’ailleurs inachevée, en perpétuelle expansion, ce qui témoigne d’une maturité artistique remarquable pour une artiste fraîchement diplômée. Elle comprend que certaines questions ne peuvent être résolues, seulement reformulées avec de plus en plus de précision.

Le choix de s’installer à Berlin après ses études à l’ENSAD Nancy mérite également qu’on s’y attarde. Cette ville, avec son histoire tourmentée et sa position actuelle de carrefour artistique européen, offre un contexte particulièrement propice pour une artiste qui travaille sur la mémoire, la violence et l’identité. Loin d’être une simple décision pratique, ce choix géographique s’inscrit dans une logique cohérente : Zhang Nan se positionne délibérément dans un espace culturel qui valorise l’expérimentation et le dialogue critique. “Je me sens plus en affinité avec le contexte artistique européen”, explique-t-elle, “plus riche, plus diversifié et plus favorable à l’expérimentation et au dialogue”.

Il y a quelque chose de profondément honnête dans la démarche de Zhang Nan. Elle ne prétend pas résoudre les tensions qu’elle explore ; elle les expose avec une franchise qui peut parfois être dérangeante. Ses tableaux ne sont pas confortables. Ils ne proposent pas de catharsis facile ni de résolution narrative satisfaisante. Ils nous confrontent à une vision de l’humanité dans laquelle la loyauté et la fraternité, ces valeurs célébrées en surface par Au bord de l’eau, coexistent avec une violence primordiale et un absurde congénital. C’est précisément cette ambivalence qui fait la force de son travail.

On pourrait reprocher à Zhang Nan une certaine lourdeur dans le traitement de ses sujets, une tendance à l’emphase qui parfois alourdit la composition. Certaines toiles de la série Brothers semblent hésiter entre le désir de clarté formelle et la tentation du pathos expressionniste. Mais ces déséquilibres font partie du processus. Cette artiste n’est pas au bout de son chemin ; elle est en train de construire quelque chose, toile après toile, erreur après erreur, et c’est justement ce qui rend son travail passionnant à suivre.

Ce qui fait la singularité de Zhang Nan dans le paysage artistique contemporain, c’est sa capacité à articuler plusieurs héritages sans les hiérarchiser ni les opposer artificiellement. Elle puise dans la littérature classique chinoise avec autant de naturel qu’elle se réfère à l’expressionnisme allemand, et cette double appartenance n’est jamais vécue comme une contradiction. Au contraire, c’est précisément dans cet entre-deux, dans cette zone de friction productive entre les traditions, que son travail trouve sa voix la plus authentique.

Quand on observe l’accrochage qu’elle a proposé lors de son diplôme, trois toiles de la série Brothers disposées côte à côte, on comprend immédiatement sa maîtrise de l’espace d’exposition. Les tableaux dialoguent sans s’expliquer mutuellement, créant une tension formelle et chromatique qui amplifie l’impact de chaque oeuvre individuelle. Cette intelligence de la mise en espace, cette compréhension intuitive de la manière dont les tableaux interagissent entre eux, est le signe d’une artiste qui pense son travail au-delà du simple geste pictural.

Zhang Nan appartient à cette génération d’artistes qui refusent les facilités du commentaire social explicite sans pour autant se réfugier dans l’abstraction pure. Elle maintient un lien avec la figuration, mais une figuration constamment mise en crise, interrogée, déstabilisée. Ses personnages ne sont ni des héros ni des victimes ; ils sont des présences ambiguës qui portent en elles toute la complexité et toute l’absurdité de la condition humaine.

Il serait prématuré de prédire où la mènera cette recherche. Mais une chose est certaine : avec la série Brothers, Zhang Nan a posé les fondations d’un langage pictural qui mérite qu’on le suive avec attention. Son travail ne révolutionne pas la peinture figurative, et ce n’est pas son ambition, mais il y apporte une voix singulière, une perspective qui enrichit notre compréhension de ce que peut être la peinture aujourd’hui. Dans un monde saturé d’images, Zhang Nan nous rappelle que la peinture à l’huile, cette technologie ancestrale, possède encore des ressources inexplorées pour nous confronter à ce qui nous constitue et nous dérange.

Face à ses toiles, on ne ressort pas indemne. On ne repart pas consolé. Mais on repart avec des questions, et c’est précisément ce qu’on est en droit d’attendre d’un art qui refuse les compromis. Zhang Nan ne nous offre pas de réponses. Elle nous tend un miroir déformant dans lequel nous pouvons, si nous acceptons d’y regarder vraiment, apercevoir quelque chose de notre propre violence, de notre propre absurdité, de notre propre humanité. C’est déjà beaucoup. C’est peut-être même l’essentiel.


  1. Shi Nai’an, Au bord de l’eau, traduction Jacques Dars, Gallimard, collection La Pléiade, 1978
  2. Stephan Lackner, Max Beckmann 1884-1950 Die Neun Triptychen, Safari-Verlag, Berlin, 1965
  3. Max Beckmann, “A Confession”, 1918, cité dans Carla Hoffmann-Schulz et Judith C. Weitz, Max Beckmann: Retrospective, St. Louis Art Museum et Prestel-Verlag, 1984
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Référence(s)

ZHANG Nan (1999)
Prénom : Nan
Nom de famille : ZHANG
Autre(s) nom(s) :

  • 张楠 (Chinois simplifié)

Genre : Femme
Nationalité(s) :

  • Chine

Âge : 26 ans (2025)

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